Mai 2003
Pshiit. Psschit
J’aime bien le matin en ville, quand je rentre à la maison après avoir emmené ma fille à l’école. Rentrer sans se presser. En méditant derechef sans chercher à faire aboutir l’idée. Juste jouer avec une idée comme avec un yoyo. Suçoter une idée.
En Septembre prochain, la deuxième de mes filles quittera l’école primaire pour entrer en sixième au collège. Le point de non-retour est atteint quand on arrive au collège. Nouveaux horaires, nouveaux profs, un par matière, c’est le commencement de la spécialisation.
Changement d’habits, changement de corps. Les garçons muent et les filles se règlent. Changement de raison, changement de logique et nouvel équilibre, extérieur / intérieur. Ah, le collège ! Un autre Monde ! Nouveaux amis, humanoïdes, nouveaux mots et nouvelles langues.
– Attention Capitaine, sevrage définitif. Changement de galaxie.
À cet âge-là, dans la soucoupe du crâne c’est le branle-bas de combat.
La semaine dernière en me donnant la main, ma fille m’a dit :
– Faut que tu en profites, Papa, bientôt ce sera fini.
– Comment ça ? Qu’est-ce que tu entends par « il faut que j’en profite »?
– Ben, je veux dire simplement que tu ne pourras plus m’accompagner à l’école.
Ca m’a fait sourire. C’est vrai, je ne « pourrai » plus l’accompagner.
Pendant les années primaires, une petite main dans chacune de mes paumes, nous avons fait tous les trois ce même trajet tous les matins. Il y a quatre ans, j’ai ouvert une main, et lâché celle de la grande sœur qui s’est « autonomisée », allant dès lors seule au collège. Cependant que nous avons continué, Yamée, la cadette et moi-même ; tous les matins, le même parcours, comme si de rien était, quelques fois en silence, d’autres jours en confidences.
Quatre ans, main dans la main. Petits secrets et mises au point. Le même chemin, tous les matins. Tous les matins ouvrés. (Et même de nombreux samedis, – alors que le samedi, c’est sacré – …)
Bien sûr, j’en ai profité.
Petite promenade, petit décrassage que la chienne appréciait en même temps qu’elle visitait les nouveautés du caniveau. Un moment pour nous, entre nous. Quelques minutes. Père et fille.
Parler de tout, parler de rien, réviser une leçon de grammaire, une table de multiplication, chanter une chanson ou faire un jeu, regarder le ciel en silence ou commenter la lumière, parler des gens que l’on croisait et les odeurs aussi : quand on passait devant le fleuriste, puis devant les poulets grillés et puis … la poissonnerie. Pouah, la poi…ssonnerie…
Huit ans à voir les saisons et voir le quartier changer petit à petit. Pas de révolution. Non, des mutations. Transfiguration, évolution.
– Tiens, c’est un chinois qui a repris cette boutique en face, leurs produits sont meilleurs que ceux que choisissait le couple de racistes qui tenait cette boutique avant.
– Dis, on ne voit plus passer le camion de viande Buffalo Grill, avec la grande fresque Far West…
– De même on ne voit plus celui-ci sur lequel avait marqué « Che Guevara Pizza ».
– Le buraliste a fermé,
– Le boulanger lambin qui faisait les bonnes baguettes « Rétrodor » vient de changer ses machines…
– Peut-être qu’on pourra avoir du pain frais avant onze heures du matin.
Huit ans que je vois le jour à la même heure : Huit heures trente.
Huit ans que je ramasse des papiers devant l’étalage des fruits et légumes du coin de la rue, des bouts de bois ou autres objets hétéroclites qui traînaient sur le macadam, et qui se retrouvent aujourd’hui exposés dans les galeries, une fois intégrés dans mes tableaux.
Huit ans à constater l’impact des médias, quand, après la diffusion d’une émission télévisée populaire à laquelle j’avais participé, je me suis cru bien souvent dans un film coloré joyeux, un film gai, au stylisme heureux genre Courrèges, plein de bonheur et de parfums manière Cacharel, comme dans les demoiselles de Rochefort, les Parapluies de Cherbourg ou quelque comédie musicale de Jacques Demy.
Entouré de sourires pendant quatre jours, mes amis piétons me croisaient avec un large sourire superlatif :
– Bonjour!
– Bonjour!
– Belle journée n’est-ce pas?
– Oui en effet!
Ou bien c’était un livreur au volant de son gros camion, écarquillant les yeux derrière son grand pare-brise, qui, sortant dans l’urgence son bras musclé par la fenêtre me disait haut et fort :
– Salut CharlElie !
Je répondais par un petit geste.
– Tu le connais, Papa ?
– Non, mais lui oui…
– Ah ? Il t’a vu à la télé.
Huit ans à croiser les regards du matin, ou discuter soit avec l’un, soit avec l’autre. Un jour, un jeune rappeur qui m’a lu ses textes :
– Whaaa, eh Charlie, trop fort …
ou un balayeur chanteur fan de Johnny s’est mis à chanter pour me montrer ce dont il était cap, ou ce chercheur en monocycle, ou ce voisin cinéaste, etc…
ou peu de temps avant les élections m’engueuler même avec un braqueur slave de parcmètres…
… Huit heures et demie comme tous les matins, je revenais seul après ma « livraison » (normal, puisqu’elle amène ses livres…). En pleine rue, devant tout le monde, à un mètre cinquante de l’étalage des fruits et légumes, j’ai vu un type en combinaison orange avec des rollers aux pieds. J’ ai trouvé ça marrant. Sur le coup, j’ai cru que c’était un employé municipal un peu zélé qui bricolait dans l’horodateur. Un peu naïf, je me suis approché, et j’ai dit :
– Ça va le boulot, qu’est-ce que tu fais ?
Dans le fond, j’en avais un peu rien à taper, mais je voulais qu’il me parle de ses rollers, s’ils étaient fournis ou si c’était une initiative personnelle. Mais il m’a répondu violemment un genre de « dégage! Connard » dans un sabir à l’accent roulé qui devait venir d’Europe centrale.
Je reconnais, ça m’a un peu énervé. Je le sentais trop sûr de lui. Intouchable. Total sans gêne, agissant en toute impunité à cent mètres du commissariat de P.J. la série télé du jeudi soir, les mecs en bleu marine comme des figurants ne bronchaient pas d’un pet’. Alors, cool, le gars faisait sa p’tite affaire, système « D ».
J’ai répondu :
– Eh, gâh, tu peux m’dire c’ que tu veux, n’empêche qu’à priori t’as p’têt’ des aut’ choses à faire qu’à bricoler dans c’ te machine à sous sous les yeux des plus jeunes. Tu leur donnes le mauvais exemple!!!
Il m’a répété un genre de:
– Ta gueule, qu’est-ce tu fous là, tu m’ pompes l’air…
– T’étais peut-être peinard avant qu’ j’ arrive la gueule enfarinée, n’empêche que tes outils sont complétement nases: un fil de fer, c’est du boulot d’amateur …
Un homme s’est arrêté. J’ai continué à lui parler, de plus en plus fort. En fait, j’aboyais comme un chien:
– Waouaf, waouaf ! Le bâtard, il te dit qu’ t’ as rien à faire d’vant l’épicerie. Waouaf, waouaf !
Un homme s’est arrêté, et puis un autre. Du coup le mec s’est dit que ça sentait le roussi et il s’est barré.
En deux coups de patins, il était loin.
Un mois après, c’était les élections. Chirac était réélu et le ministre Sarkozy mettait en place des réformes tendant à redéfinir les droits dans la cité …
Même si j’avais fait une java la veille, même si j’étais allé ici ou là, sorti en boîte ou rentré de concert à trois heures du mat’, je me suis toujours levé pour emmener l’une, puis l’autre de mes filles à l’école. Je m’en faisais un devoir. La fatigue ne devait pas rejaillir sur les enfants.
Un jour j’avais rendez vous chez Bashung à midi. Il émergeait à peine. Sa femme nous a dit qu’on était arrivé « un peu tôt ». Arrête, midi, faut pas déconner, je me disais que son fils ne devait pas le voir souvent…
Être artiste ne change pas le cours du temps. Impose-t-on sa souffrance à ceux qui nous entourent ? Quelles que soient les « deux heures » du mat’ auxquelles je me couche, quelle que soit la fatigue, ou l’envie de rester au lit, je me lève. Oui je détestais voir encore la nuit et devoir sortir dans le froid pour aller à l’école. Oh ce que j’ai détesté ça quand j’étais gamin. Pourtant depuis huit ans, tous les matins, (sauf exception, comptables sur les doigts de la main) je me suis levé pour faire ce même chemin main dans la main.
Jamais une seule fois nous n’avons été en retard. ( Euh si, une fois peut-être, une seule fois, l’année dernière, juste pour faire mentir le mot « jamais ».
Il y avait eu une panne d’électricité dans la nuit et le réveil n’avait pas sonné. Je me rappelle, on était arrivé en courant. La porte venait à peine de se refermer.)
Dans quelques semaines, une page de ma vie sera aussi tournée.
Beaucoup d’idées de ce « Day By Day » me sont venues sur le retour de ce chemin de l’école. Sans les chercher, juste comme ça. Elles venaient comme ça,
comme ce matin : cette ambulance folle avec sa sirène qu’on entendait de loin. Elle venait de Maubeuge, dans le Nord, l’écusson peint sur la carrosserie. Pressés de livrer leur colis, stressés dans la panique du trafic de ce lundi matin saturé, les deux ambulanciers visiblement largués angoissaient dans ce trafic. Eux, là-bas dans l’ chNord, ils ne vivent pas à la même ch’cadence. C’est sûr quand on vient de Maubeuge… Disons que ça n’est pas le même speed. Il y avait sans doute quelqu’un mal en point alité dans leur fourgon. Un ou une dans un sale état. J’imagine qu’ils craignaient que leur malade ne calanche. Les deux ambulanciers ne savaient pas où ils allaient. Alors leur sirène hurlait. Sirène inutile, sirène à la con, les autres automobilistes ne laissaient pas passer ladite l’ambulance. Chauffards, chauffeurs égoïstes, chacun-pour-soi, les autres voitures en avaient rien à battre qu’un malade risque de claquer dans une ambulance de Maubeuge.
Comme des hannetons dans un bocal, très énervés les deux ambulanciers se sont finalement dégagés du nœud et ils ont foncés en direction… d’un sens interdit.
Quand ils se sont retrouvés face à un bus, ils ont fait demi-tour. Toujours avec la sirène, ils sont partis à fond en sens inverse, mais là manque de pot, c’était vraiment la direction opposée de l’hôpital…
Je me suis dit: si le malade à plat derrière a besoin d’un secours d’urgence, il est mal barré avec ces deux zigomars à l’avant qui conduisent comme dans « à tombeau ouvert », le film de Scorcese.
C’est un Lundi matin, Lundi matin au printemps, le ciel est gris. Petit Gris ? Moi ça me va. Il ne fait pas beau, mais il ne fait pas froid. Le ciel est couvert, mais les gens sont plutôt découverts. Les passants sont habillés léger quand même. Nous vivons une période d’ Intérieur. Intériorité. Le ciel peut « grisailler » de toute façon, nous travaillons « indoor ». Intérieur, au bureau, au studio. J’aime bien ce matin en ville, un matin à siffloter. Mais les gens ne sifflent plus. Même quand ça va bien, les gens se taisent, ils ne disent rien. À croire qu’ils ont honte d’aller bien. Il y a tellement de malheureux qu’on ne va pas étaler son bien-être. Bref c’est un lundi matin au printemps. Il fait doux, les gens sentent bon.
J’aime regarder les femmes, les regarder marcher. Marcher les femmes, regarder.
Marcher les femmes en jupes courtes. Déhanchement, sac à main, allure lasse ou femme d’affaire. Elles s’arrêtent au feu. Attendre quelques instant qu’il passe au vert. Un regard. Un sourire, une envie passagère. Le début d’un roman. Un roman d’amour ou un roman éros. Le feu passe au vert. C’est fini. On s’est oublié. Déjà.
Pourquoi a-t elle choisi de se vêtir si court? Elle veut. On sent qu’elle veut qu’on la regarde, elle veut qu’on l’aime ou qu’on la désire. Pourquoi s’habille-t elle si court ? Moi j’aime ça. On doit voir sa culotte quand elle est assise. Peut-être qu’elle n’en a pas ? Peut-être qu’elle ne s’assied pas? Mais alors si elle ne s’assied pas, c’est qu’elle est debout. Si elle est debout, debout toute la journée sur le trottoir, c’est quoi son boulot? Pourtant elle ressemble à une mère de famille. Pas toute jeune. Pourquoi s’est elle habillée si court. S’en est-elle rendu compte. Fringuée court. Oui, j’aime ça, mais je me dis qu’elle doit être en instance de divorce.
Au milieu de la foule, les piétons qui partent au boulot sentent bon, comme des fleurs synthétiques. Celui-ci s’est parfumé genre « I am a Sportsman » ou « Bizness bizness ». Parfum pour homme un lundi matin. Le parfum est une tenue de combat. Parfum alcoolisé un peu sec ou plus herbeux et moins sucré pour gommer les odeurs fortes, un masque de musc. Ce qui anime cet homme est différent. Le parfum cache sa sauvagerie.
Parfois la rue est déserte, parfois les mêmes trottoirs sont bondés quand les fourmis, termites ou scarabées encarapaçonnés usent la semelle de leurs tennis ou escarpins sur le macadam gris.
C’est le printemps, la saison des amours. Pas besoin de s’approcher pour renifler l’animalité de cette jeune femme qui marche devant moi comme la fameuse réplique de Jean Pierre Bacri dans « Didier' », il suffit de respirer et d’imaginer cette fille qui sent si bon, l’imaginer en toute bienséance, la voilà dans sa salle de bains en train de se pomponner vite fait avant de sortir, oui sortir pour aller au boulot, aller travailler. Car elle va travailler, eh oui travailler. Un sujet d’actualité le travail.
Huit ans à croiser les gens habillés en noir ou en couleur, les gens qui vont au boulot en colonnes. L’air abattu, les épaules basses. Un travail assis devant un ordinateur. Se redécouvrir bipèdes, un pied devant l’autre. Il n’y a pas de métro depuis quelques jours. Les grèves obligent les travailleurs à marcher pour rejoindre leur atelier, leur chaise, leur chaise ou leur fauteuil dans un bureau.
« Travail-famille-patrie ». Pendant une centaine d’années, le pays s’est calé sur ces trois principes. Et puis après des années de labeurs usants et répétitifs, la Machine robotisée a remplacé l’Homme. Après1968, nouveaux codes, nouveaux principes, l’idéal devint le « Non-travail ». Et ceux qui aiment travailler, sont devenus réacs, ringards, benêts bourrins, stakanovistes fayots. Bref, c’était mal vu de dire qu’on aimait travailler. Gloire aux glandeurs, la folie des glandeurs.
Ne plus bosser. Le moins possible. Vanter la paresse sans que ça paraisse ! Classe cool en sandalettes, et puis les yuppees ont remplacé les hippies et c’est devenu, « Réussite » et « boursicotage » sur Internet. Gagner un max en spéculant.
Il y a trois semaines, je suis tombé sur un reportage vantant les vertus de la sieste. « Redécouvrons comment bien faire la sieste ». Les grandes entreprises devraient inciter leurs employés à bien faire la sieste pour qu’ils soient plus rentables. T’ as qu’à croire ! Au journal télévisé. Sans scrupule. C’est sans fin.
Chômage et prime de Noël, ça se défend, mais ça fout la pagaille. Ceux qui se forcent pour être tous les jours au turbin, ne comprennent plus pourquoi ils doivent se casser le pompon.
Le slogan c’était: Profiter de la vie! Oui, en profiter, consommer, cynisme et compagnie: bosser le moins possible, gagner le plus possible, pour craquer un max de blé en ironisant avec condescendance à propos de ceux qui rament.
Et puis ça a bloqué alors la réaction ne s’est fait attendre:
– Ah on n’est pas augmenté ? D’accord, mais alors puisque c’est, alors on en fait moins, pour le même prix.
Réduire la charge de travail des Français. Et les projets électoralistes sont allés à sens unique dans ce couloir de l’inactivité. Dés Septembre, on pensait au mois de Juillet.
Après la retraite à 60 ans, c’étaient les trente-cinq heures et même moins si possible puisqu’ avant de se faire éliminer de la course présidentielle, le Vert candidat Alain Lipietz n’avait-il pas demandé même les trente heures?
Moins de gens travaillant, plus de gens à la retraite et pour plus longtemps entraîne la « quadrature du cercle » inexorablement, comme une outre trouée les caisses se sont vidées. Comment financer les retraites ?
La retraite vantée comme un moment au paradis. Hâte d’arriver au paradis en pleine forme pour pouvoir faire toutes les activités : faire du ski en hiver et de la plongée en été. Je suis tombé sur une pub qui invitait les « vieux-jeunes-vieux » de soixante balais à partir en voyage sous les tropiques au mois d’avril. Pour les assurer qu’on allait pas les laisser glander sur leur hamac comme des aïs sur les branches d’un palétuvier, il y avait marqué « on peut commencer le golf et même le ski nautique à soixante ans ».
Super, génial, je n’en doute pas, mais dans le même temps, j’entendais un prof interviewé pendant les manifs qui disait:
– Ecoutez, c’est déjà difficile de s’imposer face aux jeunes quand on est dans la force de l’âge, alors vous imaginez dans quel état on peut être à soixante-cinq ans…
Oui, en effet, j’imagine. Dur dur surtout si on est à la bourre pour aller attaquer le ski nautique ou se mettre au golf sous les tropiques ; En effet, on peut difficilement faire cours sur des planches tirées par un « hors-board ». En tout cas ça ne risque pas d’arriver chez nous, vu que ma femme, elle, devra travailler jusqu’à soixante-douze ans pour toucher le Smic.
Mais le fond du problème est aussi boueux que le fond du puits, car comment motiver les jeunes générations en les incitant à en faire plus et MIEUX,
quand ceux qui sont sensés donner l’exemple n’aspirent qu’à MOINS.
Y a cette fameuse blague qui circule :
– Trois bonnes raisons pour être prof’ ?
– Juillet, Août et Décembre.
C’est certain, les rapports ont changé entre les Français. Il n’y a plus de solidarité nationale. Chacun pour soi, chacun se moque de l’intérêt du pays. Chacun pour sa pomme,
Chacun son cidre.
Les gars de la SNCF, qui ont fait l’honneur du pays par leur courage pendant la guerre, bossent désormais sans idéal.
– La prime de charbon ? On l’a, elle est a nous, c’est un acquis social, on ne reviendra pas là-dessus.
– Mais voyons, il n’y a plus de charbon dans les locomotives et pourtant vous touchez toujours la prime de charbon ?
– Oui.
C’est ce qu’on appelle un acquis social.
Les temps ont changé mais rigidifiés les syndicats ont établi le camp de base, ils campent sur leurs positions et tant pis s’il n’y a plus d’oxygène. Quand il n’y a plus de souplesse dans un bois, au lieu de plier, il se casse. C’est la fracture sociale. Au lieu de chercher à se comprendre, chacun se sclérose. Les industriels qui ne veulent plus discuter, instaurent des plans sociaux, et licencient par paquets de mille. Ces plans de restructurations et autres délocalisations sont des mesures totalitaires:
– Vous en voulez trop, on n’est plus compétitif alors ferme.
Rideau. C’est la réponse aux exigences intransigeantes des classes moyennes.
À trop vouloir gagner, on finit par tout perdre ! Et des régions entières se retrouvent sur la paille, sur leur matelas en mousse expansée. La paille, y en a plus que dans les étables et dans les verres de Perrier. Mais quand on est sur la paille on peut plus se payer de sorties à la terrasse des cafés.
Bref, personne n’ose plus, au mieux on continue. Plus d’initiative et de goût du risque. La témérité est synonyme d’irresponsabilité. Chacun s’invente des excuses pour NE PAS faire les choses. On attend, on verra plus tard. On joue la montre. Morosité et pas d’embauche.
– Si c’est pour avoir que des emmerdes, je préfère rester une petite structure.
Chacun reste planté sur ses positions.
Histoire de Pouvoir des dirigeants qui ne veulent pas perdre la face.
Le droit de grève acquis au 19 ème siècle, à la naissance de l’industrialisation avait pour but de faire connaître aux gouvernants l’avis des gouvernés, faire savoir aux patrons ce que pensaient le prolétariat. On bloquait une mine, une usine, parce que le patron s’enrichissait sans tenir compte de la vie des hommes.
Une grève c’était du sérieux, c’était concret, c’était une histoire de vie ou de mort, pour que les choses changent. Aujourd’hui, les grèves française jaillissent comme des caprices, elles se déclenchent comme des irruptions, pour obtenir que les choses restent ce qu’elles sont, pour qu’elles NE changent PAS. Les grèves sont une routine idiote. À une période où la misère étouffe les licenciés démunis, les grèves des fonctionnaires n’ont plus d’effet. C’est une routine de luxe. La France broute son herbe sèche. Et les grévistes de l’enseignement vous regardent droit dans les yeux, sans complexe, ils en sont à leur cinquième ou sixième grève depuis le début de l’année, à croire qu’ils considèrent les grèves comme des congés supplémentaires.
Grimés, déguisés comme au Carnaval, en chantant des refrains bébêtes, sur la musique de « il était un petit navire », ils tapent sur des cuvettes en plastique.
J’ai discuté dans la rue avec quelques manifestants. Ils ne savaient même pas pourquoi ils étaient là :
– Nous, on ne voit pas pourquoi ça changerait !!
– On nous demande de faire des efforts, mais on ne nous donne rien en échange!!
– Ouais, pourquoi on serait les seuls à faire des efforts ?
– Ils ont qu’à trouver d’ aut’ solutions !!
– Mais lesquelles ?
– Ah ben à eux de trouver…
– Zon qu’à faire payer les autres là, ceux qui gagnent trop…
Ils répétaient trois ou quatre slogans qu’un chef de meute haranguait dans un haut-parleur, mais dans le fond ils ne savaient pas pourquoi ils étaient là. Ils ne voulaient rien savoir, ils étaient là pour être là, point. Ils se la jouaient blocus. Total hermétique. L’argument c’était :
– Non!
Et ils en avaient rien à battre que des gamins soient sur le trottoir ou qu’untel ait mis une heure et demi pour arriver en retard à son examen.
– Con-citoyen, con-citoyenne, nous sommes surtout les pauv’ cons de citoyens, marmonnaient les piétons sur les quais en regardant les rails désespérément déserts.
Non rien de rien. Non, on n’y changera rien. Quelqu’un qui se fait chier dans son job peut considérer qu’il se fera toujours suer trop longtemps et pour pas assez d’argent. Il faut revaloriser le travail !! Que les enseignants soient fiers d’être les diffuseurs du savoir, que les médecins soient heureux d’aider leurs semblables à guérir, que les cheminots soient les hommes du voyage, que les postiers soient les hommes du message, que les télécom soient ceux du dialogue, que les flics, les pompiers ou les éducateurs soient fiers de la mission qui leur est confiée,
Etc. Que ceux qui bossent soient fiers d’être productifs, qu’ils aient le sentiment qu’en agissant, chaque homme ou femme est une corde de la harpe qui vibre,
la grande harpe de la société.
Vibrer pour faire de la musique. La musique de la société. Les choses se réorganiseront lorsque chacun aura repris conscience qu’il agit pour un idéal plus fort que lui-même. Mais ne nous méprenons pas ; dans tous les corps de métiers, il y a des hommes et des femmes qui ont la foi, des hommes et des femmes formidables et dévoués, tant parmi les fonctionnaires que dans le privé.
Le cadre ne définit pas la valeur de ceux qui exercent leur métier. Dans un pays libre chaque homme est responsable de ses actes.
Je reviens à celle qui marche devant moi. Je la respire. Je la vois dans sa salle de bains. Elle se peaufine, elle est un peu pressée. À la fois ça la fait suer d’y aller, mais dans un autre, elle est contente. Elle va raconter ce qu’elle a fait pendant le week-end. Elle choisit une bombe de parfum. Elle en a trois ou quatre côte à côte, elle en choisi une. Elle appuie sur la valve. Pshiit ! Elle se parfume pour séduire. Séduire qui ? Séduire, elle-même d’abord. À ce moment précis, elle se dit :
– Je suis belle. Enfin, oui, je suis belle.
Elle appuie à nouveau psschit. Elle est à côté de son mari, de son copain ou de son animal domestique. Comme pour le tromper une fraction de seconde, soit pour le faire suer, soit pour s’amuser, soit pour se venger d’un plan qu’il lui a fait ce week end, à cet instant précis, elle se dit:
– Je suis (encore) capable de séduire n’importe qui. N’est-ce pas miroir, mon beau miroir ? Dis-moi si tu as du nez, tu sens ce corps vivant.
Pshiit
– Ce corps frémissant, c’est le mien.
Psschit!
– Non, ne réponds pas, je ne veux pas qu’ IL sache ce que tu penses. C’est un secret entre toi et moi. Après tout s’IL s’en rend compte, IL réagira.
Tout ça se passe en moins d’une seconde. Et puis elle enfile son manteau
et la voilà descendue dans la rue. Comme ça, habillée de son parfum.
Et moi je marche derrière elle. Je me régale de ces deux ou trois humées parfumées.
Elle marche vite, je la perds. Vite une autre… Un autre matin.