J’ai voyagé dans le train avec le frère d’un ami. Il m’a salué et s’est aimablement présenté. Un grand professeur, cardiologue émérite. Assez vite j’ai compris qu’il ne me connaissait pas vraiment. Il savait qui j’étais d’aussi loin j’avais entendu parler des valves en plastique qu’il implante. Son frère lui a plusieurs fois parlé de moi, mais il ne s’est jamais senti vraiment concerné par ma destinée. Chacun son truc pour faire battre le cœur…
Je lui ai demandé sur quoi il travaillait et vers quoi se dirigeaient ses recherches en ce moment. Il m’a expliqué que l’avenir de la médecine serait à la fois de plus en plus micro/macro, et que bientôt les implants auront pour finalité de disparaître, assimilés par les enzymes dans l’organisme, comme des boutures une fois leur tâche effectuée. Puis à son tour, il m’a demandé aimablement ce que je faisais.
– T’es toujours à New York ?
J’ai expliqué brièvement où j’en étais ; et après quelques échanges polis, avec cette nervosité des gens qui sont habitués à parler plutôt qu’à écouter, il m’a dit vite :
– Oui, je sais, je sais, je sais… En fait je sais très bien ce que tu fais, mais tu vois, pour moi, tu seras toujours un éternel amateur.
J’étais un peu interloqué. Il a continué :
– Je ne dis pas ça pour te vexer, mais tu vois pour moi, avec le talent qui est le tien, que je ne conteste pas d’ailleurs, je me dis que si tu t’étais limité à une seule activité, tu aurais pu peut-être, je dis bien peut-être, éventuellement atteindre l’Excellence…
J’ai demandé :
– Sans avoir la vanité de penser qu’elle avait atteint ce sommet, puisque tu es de Nancy, est-ce que tu es allé voir l’exposition que j’y ai faite?
Comme si je lui posais une question incongrue, il a dit :
-Euh, je n’ai pas eu le temps… Je crois que j’étais absent.
– Elle est restée trois mois…
-Ah ?
– Est-ce que tu m’as jamais vu en spectacle ? J’étais hier soir… en concert
– Non… Non, c’est vrai… j’avais autre chose. Ecoute, CharlElie, ce que je veux te dire c’est une question de principe.
Et voilà, c’est avec cela que je mourrai, avec cela que nous mourrons. Ce sont les principes qui font les bonzaïs.
Et puis cet argument d’excellence raidit la société. La pluridisciplinarité n’est pas synonyme d’insuffisance.
L’excellence est une chimère qui naît comme les champignons dans le terreau de spéculations abscons.
L’excellence est un complexe !
L’excellence est la siamoise de l’insatisfaction.
Durant mes études, je n’ai que rarement eu le sentiment d’avoir su combler les ambitions de mes parents qui me demandaient toujours plus. En quand j’en ai fait plus, on m’a dit que ce n’était pas assez. Aujourd’hui j’en fais trop, mais trop n’est pas encore assez.
L’excellence est une perversion
Le discours de l’excellence va de pair avec l’arrogance d’intarissables théoriciens qui voient la vie de tellement loin que celle-ci perd tout son réalisme. Alors ils se retrouvent entre eux, les paupières basses, perchés comme des hiboux dans le clocher de leur savoir agnosique.
L’excellence est une illusion.
Mon départ à New York n’a rien changé. Certes, il m’a libéré moi, mais l’obscurantisme que j’entends aujourd’hui est le même que celui d’il y a douze ans.
Juif, arabe, black, chinois, grand, petit, quoi qu’on fasse, on subit toujours la pression des pré-jugements qui limite le monde à un périmètre défini uniquement par le credo quelques juges à géométrie variable ou autres penseurs doctrinaires.
Il faut juger le travail pour ce qu’il est. Il faut juger les gens sur ce qu’ils font, et non sur ce qu’ils semblent!
Les hydres bicéphales, les hyper actifs sont mal vus, car les spécialistes n’aiment pas qu’on remette en cause leur obsession mono maniaque.
Combien de fois ai-je entendu cela : « Bon à tout, propre à rien ». Il y a certes les champions de la prouesse unique, pourtant moi je connais aussi des gens qui ne font qu’une chose et qui la font mal. Et je connais aussi des intellectuels ouverts, des savants ouverts, et des grands sportifs complets, pluridisciplinaires triathlètes, heptathloniens, décathloniens admirables qui utilisent leurs pouvoirs, ceux que la nature (ou Dieu) leur a donnés, et qui vont jusqu’au bout de leur effort, au bout de leur enfer, au bout d’eux-mêmes, au bout du bout. Moi, je vais jusqu’au bout de mon chemin de vie. Je continue ce que j’ai commencé. On m’a appris qu’il fallait finir. Finir mon assiette, finir mon dessin, finir mes devoirs, finir un tableau, finir un texte…
J’écris cela quand je reçois un appel qui me dit qu’on m’attend sur le parking pour reprendre la route.
Ne voilà-t il donc pas une « excellente » manière de conclure cette réflexion… ?
Du moins pour aujourd’hui.
L’Excellence est in-finie.
® CharlElie – Mai 20XV