Je reviens du tribunal où j’ai passé deux jours.
Convoqué une première fois en Août, les services administratifs avaient différé la date d’un mois après que je sois allé expliquer la raison de mon voyage.
Monday 9.00. West Broadway / Thomas street.
Et voilà, je me retrouvais là, au milieu d’un pool de jurés potentiels venus de tous les horizons du County of New York. On m’avait prévenu que ce serait long, ça l’a été.
William Paderson « Appelez-Moi-Bill » nous a d’abord expliqué au micro comment remplir notre feuille. Avec calme et autorité, d’une voix douce mais ferme, assortie de petites jokes savamment contrôlées, AMB disait son discours avec précision. Une fois puis deux, puis trois, il répétait inlassablement ce qu’il fallait faire, laissant supposer qu’un certain nombre de gens ne comprennent pas tout, tout de suite.
Sur les téléviseurs suspendus, on nous a passé un film qui racontait brièvement l’histoire de la Justice aux US, et pourquoi nous étions là. « C’est votre devoir de juger vos pairs, cela ne peut pas être à la seule charge des professionnels qui sont là pour vous énoncer des faits. » Bref.
Les avocats du premier procès sont entrés. Cela concernait la ville et un particulier. On tirait les noms au sort et toute personne qui avait un intérêt ou travaillant pour la ville devait se dédire en précisant « City ». Je n’ai pas été tiré au sort.
Sont venus ensuite, les avocats du deuxième procès. A nouveau je n’ai pas été sélectionné pour faire partie des trente jurés parmi lesquels les deux avocats allaient choisir leurs six ou douze jurés.
Encore assez nombreux dans la pièce, on nous a invité à revenir après le brunch à 2 heures précises.
J’ai vaqué dans ce quartier downtown.
Entré quelques rues plus loin, dans un restau au hasard, je m’entends hélé par un homme d’une quarantaine d’années m’ayant reconnu à mon chapeau :
– Je crois qu’on fait partie du même pool, n’est ce pas ?
David travaillait pour une compagnie d’assurance, mais il voulait reprendre sa carrière d’acteur et suivait des cours d’écriture en dramaturgie. Il avait déjà été dans un grand jury pour un procès qui avait duré un mois et demi. Il avait trouvé ça très intéressant.
Aujourd’hui on était convoqué pour du civil, si on avait besoin de nous, rien n’était certain. Nous étions supposés attendre et si aucune affaire ne se présentait, on serait relâchés le soir même, et pas appelable avant six ans.
Ni lui, ni moi n’espérions voir entrer deux nouveaux avocats dans la salle.
Pourtant à trois heures, je fus le premier sur la liste de ceux qu’on invita à s’asseoir sur un siège précis dans l’une des petites salles attenantes à celle où l’on venait de passer déjà six heures.
Il y avait devant nous deux personnes qui se présentèrent comme Mr Fortorino et miss Schlengen, attorneys de l’une et l’autre des parties.
Après avoir fait l’appel des personnes présentes, le petit gros americano-italo sympathique se leva et prit la parole pour nous donner quelques instructions :
« Vous ne devez pas nous parler séparément, je ne veux rien entendre de vous sans la présence de ma collègue miss Schlengen … » celle-ci en tailleur sombre serré, assise à l’autre bout du bureau qui nous faisait face, opina du chef et fit un petit sourire levant à peine la tête de ses fiches. Fortorino continua :
« Vous ne devrez ni parler du procès, ni demander des conseils autour de vous si vous venez à être choisi pour y participer. Votre jugement doit se faire en tenant compte des faits qui vous seront présentés. Nous allons maintenant vous interroger un par un, pour en savoir un peu plus sur vous. Si vous avez des choses à nous dire en particulier, levez la main et nous vous entendrons l’un et l’autre en privé. Je précise que cette affaire concerne des faits qui ont eu lieu en 2002. C’est très rare qu’un procès mette autant de temps avant d’arriver là, il s’agit d’une personne qui avait 60 ans à l’époque et un ambulancier. Si d’ors et déjà certaines personnes parmi vous pour des raisons personnelles se sentent mal à l’aise avec cela, qu’elles lèvent la main.
Six personnes levèrent la main. Et l’une après l’autre elles sortirent parler aux avocats, puis revinrent s’asseoir.
J’étais le premier sur la liste et « pour mieux me connaître » l’avocat défendant les intérêts de la plaignante mme W. me demanda de me présenter à l’assistance en quelques mots. D’où je venais ? Mon métier ? Marié ? Des enfants ? Qu’est-ce que je fais pour mes loisirs ? Ai-je déjà fait partie d’un jury au tribunal ?etc.
Enfin en guise de dernière question, il me demanda si je voyais quoique ce soit qui puisse nuire à l’objectivité de mon jugement. J’ai immédiatement vu dans cette question une opportunité pour échapper aux six ou huit jours que risquait de durer ce procès médico-technique (exposés des événements, description des photos, avis des experts et des médecins concernant les trois opérations du genou qu’avait dû subir mme W, témoignages, et débats concernant la juste estimation des sommes à verser en guise de dédommagement s’il l’on venait à considérer que le chauffeur de l’ambulette n’avait pas fait son travail.
J’ai dit :
– Non, pas de problème, sinon que ma mère est âgée et qu’elle a du mal à se déplacer… »
Je n’en ai pas dit plus, mais j’ai vu qu’ils tiquaient. Cette phrase ne leur plaisait pas.
Fortorino demanda :
– Pensez-vous que cela puisse corrompre votre objectivité ?
J’ai répondu :
– Je peux essayer de mettre ça de côté. »
Et puis il est passé à ma voisine… et ainsi de suite.
Le jour tombait quand nous sommes sortis, convoqués le lendemain à 11.00 am pour la suite des interrogatoires.
J’ai mal dormi.
Tuesday 10.45
Comme certains retardataires manquaient à l’appel, et comme les avocats étaient en séance avec le juge, on n’avait d’autre alternative que d’attendre.
Je lisais pour me distraire « l’histoire extraordinaire de Jean Jambecreuse » un livre d’Harry Bellet, roman médiéval écrit dans style rabelaisien haut en couleurs. Ça parlait de « ruisselet de merdasses coulant dans les rues de Bâle » ou d’ymagier doté d’attributs d’une taille exceptionnelle, etc. Ce qui m’apparaissait dans la tête quand je lisais ces mots était sans commune mesure avec l’ambiance aseptisée et silencieuse dans laquelle nous baignions tous en stand by.
Les deux avocats sont entrés en s’excusant à peine de nous avoir fait poireauter une heure et demi. Je n’avais plus envie d’être choisi dans ce procès. J’ai enfilé mes lunettes noires. Ça ils n’aimaient pas.
Un par un les jurés furent questionnés, petites blagues et questions intimes pour détendre l’atmosphère ; certains retraités avaient vraiment envie d’être dans le coup, d’autres actifs beaucoup moins. Quand Fortorino eut fini de faire son tour des jurés, il suggéra au panel d’aller bruncher, mais avant cela les deux avocats me demandèrent de rester avec eux quelques instants pour préciser certains détails.
L’avocate avait l’air un peu crispée comme si quelque chose l’agaçait :
– Vous avez parlé hier de votre mère, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Je vous repose la question, est-ce que vous pourriez mettre cela de côté ?
– Comment ça … vous voulez dire : puis-je mettre de côté la pensée que j’ai de ma mère ?
– Ne soyez pas blessé par ma question.
– Je vous comprends… oui, je pense que je pourrais tenter de rester objectif ; mais je vous ai dit que je suis artiste, ma relation au monde et mon système d’analyse est aussi sous l’influence de ce que je ressens. C’est peut-être moins rigoureux et rationnel que le processus d’analyse d’un ingénieur, d’un assureur, un sales-manager ou un financial advisor.
– Je vois, je vois a répondu l’avocat.
J’ai pensé: c’est plutôt bon signe, malgré leurs sourires convenus, j’ai l’impression qu’ils ne m’aiment pas, ni l’un, ni l’autre.
Au retour, c’est l’avocate a posé des questions au pool, à sa manière, un peu plus tendue que son collègue attorney.
Elle m’a interrogé sur mes filles, quelles études elles avaient suivi ? Et quelques autres choses, puis a nouveau elle a questionné chacun des autres jurés.
On a au fur et à mesure appris des bribes d’éléments du procès. Ça devenait compliqué comme une énigme, il s’agissait de cas de conscience, de problématiques en théorie, et il fallait la main droite et dire « je le jure ».
Quelques exemples de questions problématiques :
– Trouveriez-vous normal que la plaignante reparte sans compensation s’il s’avère qu’il est prouvé que son point de vue est inexact ?
– Pensez-vous que parce qu’un plaignant attaque, il doive « automatiquement » toucher une compensation ?
– Sur quels critères fondez-vous vos jugements ?
– Êtes-vous sensible à l’apparence des choses ?
– Voyez-vous un inconvénient à ce que les sommes en jeu soit considérées comme importantes ?
– Accepteriez-vous qu’il soit démontré que les arguments de la plaignante soient contestés par des experts considérant que les opérations subies par mme W. n’aient aucun rapport avec l’accident lui-même ?
– Cette affaire est particulière, de part sa durée. Pouvez-vous admettre que les critères d’analyses aient pu évoluer (nouvelles technologies) et que les témoignages récents puissent avoir autant d’importance que ceux énoncés au moment des faits.
– Il s’agit d’une personne qui attaque une société, est-ce que cela vous embarrasse ?
– Considérez-vous qu’une compagnie ait les mêmes droits qu’une personne ?
– Le même moment n’est pas présenté sous le même angle selon qu’il s’agit du chauffeur ou de mme W., donc il y en a forcément un des deux qui déforme la vérité, voyez-vous une ou plusieurs raisons qui vous mettrait dans l’impossibilité de formuler votre jugement ?
– Y a-t il parmi vous des ambulanciers ?
– Certains d’entre vous ont-ils subi une chirurgie du genou ?
– L’un ou l’une d’entre vous connaît-il maître Fortorino ou moi-même, ou n’a d’intérêt avec l’une ou l’autre des parties… etc
Quand tout cela fut dit et répondu, on nous renvoya dans la grande salle afin d’attendre leur décision concernant notre participation ou non au jury de ce procès.
Hélas, je ne saurai jamais qui de l’ambulancier ou de la vieille dame avait menti, qui obtiendra ou non un dédommagement pour les trois opérations du genou qu’elle dû subir.
Je ne suis désormais plus appelable avant 6 ans.
® CharlElie – Septembre 2013