En 1991, sur le disque « Victoria Spirit », j’avais écrit « Evolution Révolution ». Cette idée d’évolution progressive est toujours exacte. Darwin, Bergson, Lewontin, Claude Levi-Strauss ou Jane Goodall, philosophes, sociologues urbanistes ou généticiens ont brillamment démontré que les changements de société s’opèrent par phases successives.
Je crois que si les choses elles-mêmes ne changent pas, ce sont les systèmes qui sont en mutation. Qu’il s’agisse d’élections cantonales, ou de fossé culturel entre les générations, peut-on imaginer faire table rase de ce qui vous a précédé ? Quand on entend les arguments démagogiques des partis extrêmes qui promettent de TOUT réformer, peut-on décemment croire à la cohérence de leur propos ? Croient-ils vraiment que les uns peuvent remplacer les autres au pied levé? On parle souvent du changement comme d’une notion binaire blanc / noir, comme si l’un remplaçait son contraire, mais quel que soit le bon vouloir des tribuns, les contraintes de la logique (voire de la logistique) obligent à une réalité plus subtile qu’une révolution ON / OFF.
Certes chaque génération défend une esthétique différente de celle qui l’a précédée, mais au fond les envies restent les mêmes, issues de pulsions ataviques.
La courbe d’évolution est plus ou moins abrupte selon les endroits du globe, l’évolution se fait plus ou moins vite. Patience et détermination. Les changements s’opèrent, mais on ne les constate parfois qu’en prenant du recul. Cordonniers, couteliers étameurs, carrossiers, forgerons ou herboristes, certains métiers disparaissent, mais de nouveaux apparaissent : tatoueur de tétons pour femme opérée, réparateur minute de téléphone ou changeur d’écran de tablette cassée, foundraiser pour OMG, coach de cadre décadré, éducateur social ou consultant en développement durable.
Les nombreuses découvertes technologiques augmentent la pression sur le dos des runners qui veulent faire la course à la modernité, et tant pis pour les lents que la vague rejette, les laissés-pour-compte, abandonnés ou noyés dans leurs flots de souvenirs, ceux qu’on voit s’échouer sur le sable de leur tristesse comme des bans de phoques ou des baleines suicidées. C’est dur mais c’est ainsi, le flux est incessant.
Aujourd’hui les échanges commerciaux se font bcp par internet,
Aujourd’hui quand on appelle les grandes compagnie, on n’a plus d’interlocuteur à l’autre bout du fil,
Les CEO du CAC40 sautent en plein vol avec des parachutes dorés, ou s’esquivent en douce avec des retraites-chapeaux au bras de jeunes slaves esclaves,
Aujourd’hui les nouveaux égos ne regardent plus la télé et se contentent du Net ; ils n’achètent plus de musique, se gobergent en streaming, et vont au cinéma seulement pour voir des grosses prods qui ont investi des millions pour faire le buzz,
Aujourd’hui, les ingénieurs sérieux doivent être au four et au moulin autant concepteurs que managers ou DRH.
Les visages se rident et les nouvelles stars pailletées remplacent celles qui les ont précédées, assises sur les mêmes sièges, maquillées avec les mêmes fonds de teint, elles font les mêmes battements de paupières et les mêmes blagues sous la ceinture,
Les banques, les « très riches » et autres traders (très trait d’heure) se plaignent comme avant du fait qu’ils ne gagnent encore pas assez, et les politiques ne savent plus comment freiner leur appétence indécente,
Aujourd’hui, c’est toujours « panem et circenses », mais les footballeurs surpayés ont remplacé les gladiateurs ou les demi-dieux mythiques antiques,
Et les jeunes chanteurs peuvent bien chanter en anglais, ça ne dérange plus leurs semblables…
Le monde ne change pas vraiment, mais il évolue en fonction de ce qu’on appelle l’idéal, et les mécaniques de la raison modifient le regard qu’on porte sur l’environnement dans le sens large du terme. Même si en apparence, la situation semble figée, même si l’on ne s’en rend pas vraiment compte, en sous-jacence, dans l’Esprit comme sous la croûte terrestre, tout est en mutation. ( C’est bien cela que les intégristes réactionnaires ont du mal à accepter, eux qui se sont fixés un code ou des règles morales rigides qu’ils refusent d’adapter aux circonstances.)
Comme les plaques tectoniques qui se déplacent, comme la banquise millénaire que le réchauffement climatique transforme en eau, comme le désert qui envahit les prairies pas à pas tel un monstre de sable, comme les glaciers qui se volatilisent et qu’on s’habitue même à voir disparaître, comme les océans se vident de leurs poissons remplacés par des millions de méduses, sans que cela apparaisse évident au jour le jour, l’âme est aussi en bouleversement constant…
® CharlElie – Avril 2015