Alors, je me suis aperçu qu’une portion du public ne pouvait pas me voir assis au piano à cause des bâches du décor. Mince. J’étais embarrassé pour eux. Je me suis souvenu de ce concert de Paulo Conté à l’Olympia… assis trop près de la scène, je n’avais qu’à fermer les yeux et me concentrer sur la musique, car question visuelle, j’ai fait le tour assez vite du paysage de son entre-jambes sous le piano.
Alors j’ai dit :
– Je sais qu’il y a des gens vivants dans l’angle mort…
Au moins certains ont-ils un peu souri. Cela dit, debout, ils auraient pu migrer de l’autre côté de la salle. Certains l’ont fait. Mais pas tous. Il y a ceux qui s’adaptent et ceux qui se résignent à l’angle mort. Ceux qui changent de place, et ceux qui restent là où on les a installés.
Dans la vie, tout peut être considéré comme « allégories et métaphores ».
Après ce concert à Ondres dans les Landes, on a parlé longuement avec Karim et Emmanuel. Certains sont des « fini-quitte », qui s’envolent dès la fin des dernières notes, nous on n’avait pas envie de partir tout de suite. Une histoire d’adrénaline à réguler après l’excitation, la joie que procure le fait d’être sur scène quand on est musicien habité par le feu de jouer… Est-ce que le spectacle stimule l’esprit ? Je ne sais pas, toujours est-il qu’on est resté ensemble dans les loges, pendant que les équipes techniques remballaient le matériel. Avaler une collation, en faisant le bilan, débrief. On parle, on rigole, on boit, mais ça loin des nuits d’orgies des années 80…
A propos de détermination et de pré-détermination, on a évoqué ces quatre frères qui ayant appris qu’un des leurs n’était pas du même père on voulu déshériter le quatrième. Une filiation est-elle intellectuelle, sentimentale ou d’ordre génétique?
En ce qui les concerne, un jour la science a décidé qu’ils n’étaient plus des frères. Mais que considère-t on comme plus important: l’inné ou l’acquis? En quoi la vérité scientifique est-elle un soulagement ? (ou une peine?)
Sur le même sujet, j’avais entendu parler de ce procès de reconnaissance en maternité d’une mère qui voulait que la Justice lui attribue la garde de sa fille. Tout cela partait d’un fait-divers aussi intense qu’un drame cornélien : un jour une femme apprend par un test ADN que la fille qu’elle a éduquée pendant 17 ans n’a pas son empreinte génétique. En résumé: deux bébés naissent prémat’s dans une même clinique. On les met en couveuse. Tête bêche dans le même berceau. Une infirmière fragile psychologiquement. Inversion des bébés. Bien sûr, celle qui a donné la vie, dit avoir un peu douté sur le coup, quand on lui a rapporté le nourrisson, (il avait plus de cheveux qu’avant),
– Et l’infirmière m’ a dit que c’était normal, conséquent au traitement ou ce qui s’était passé en couveuse….
Elle avait envie d’aimer cette petite chose qui venait d’elle.
Aurait-elle du la rejeter d’avantage?
Toujours est-il qu’elle l’a élevée toute sa vie avec son amour maternelle, l’amour amour qu’on donne à ses enfants.
Et puis un jour elle apprend qu’elle en a élevé une autre enfant que la sienne. Et à cette fille elle a donné ce qu’elle avait, ce qu’elle savait. (Et réciproquement dans l’autre famille.)
Mas maintenant comment peut-elle avoir la conscience tranquille ?
De ces déchirements contemporains provoqués par les nouvelles technologies.
Il n’y a pas que du bonheur à connaître la vérité.
Et ce matin je me réveille avec une autre question : On parle du monde étroit dans lequel vivent les ignorants, mais les philosophes cultivés sont-ils pleins de sagesse ?
– Euh…
– A mon avis, la Sagesse laisserait plutôt penser qu’il y a parmi les philosophes la même proportion d’ambitieux visant les cieux, de militants passionnés, de queutards levés tôt, d’espiègles espions, de poids lourds semi remarquables, de fats maigres, de gourmands Normands, de courageux enragés, de filous flous, de menteurs à la menthe, de jongleurs verbeux, de pirates des Caraïbes, de diplomates en échec, de Gulliver à Lilliput, de terroristes mondains, de bourgeois capiteux, de héros dantesques, de fieffés marquis, d’intégristes désintégrés, de chacals en shako, de militaires de carrière, d’avocat du noyau dur, de blagueurs ésotériques, d’affables généreux et des chauffeurs chahuteurs que partout ailleurs, dans le reste de la population.
La pensée se construit sur les bases d’un décodage intime que l’on fait du monde.
Dans son infini D. lui-même est une question que l’Homme a choisi de se poser pour élever sa pensée jusqu’à l’infini.
La philosophie c’est pareil que D., et comme l’Art, la philosophie change tout le temps,
Et parce qu’ils sont en mouvements, ces concepts sont vivants,
Même si on ne les voit pas…
Dans l’angle mort.
® CharlElie – Fev 20XV