Lecture d’été- Divertissement littéraire. Taxi Dixit (10 dialogues au compteur)
– Dans le milieu des années 80, je me suis installé à Paris. Avant de choisir le deux-roues à moteur en guise de moyen de locomotion, j’ai utilisé les taxis. Dans l’espace confiné, j’interrogeais les chauffeurs, qui se livraient, tels qu’ils sont. J’ai ainsi collecté quelques belles histoires –
01-
Il aime les fraises
Un homme plutôt jovial, dans une enveloppe « matelassée ».
Lui:
– Écoutez, m’sieur, je fais tout pour faire bosser les Français, mais qu’est-ce que vous voulez, honnêtement, aujourd’hui la fraise française a pris l’eau.
– Comment ça?
– Ben ouais, c’est de la flotte; les fraises n’ont plus de goût. J’en ai pris quoi un kilo, un kilo et demi ou p’êt’ deux, mais j’vous jure, elles sont pas bonnes.
– Vous êtes un expert en fraise ?
– Euh, expert je ne sais pas, mais j’aime les fraises, ça oui!
-…
– J’vais vous dire les espagnoles sont meilleures.
– Si vous l’dites… Pourtant elles ont la réputation d’être cultivées sous des serres, en hydroponie.
Il ne répond pas, continue de conduire. Je devine un point d’interrogation au-dessus de sa tête.
– Hors sol si vous préférez.
– Comment ça ? En l’air? Y a pas de terre ?
– Non, les fruits sont imbibés de solutions de substrats qui apportent les sels minéraux et les nutriments essentiels à la plante …
Il hésite. Met son clignotant. Ralentit puis ré-accélère.
– Oui bon, ben je ne sais pas, mais le fait est que les Français se plaignent tout l’temps.
– Ça c’est une autre question dont je vous laisse le jugement.
– À l’arrivée si les fraises ne sont pas meilleures, qu’est-ce que vous voulez ?
Contre vents et marées, je tente de défendre le produit fruit français:
– Y a quand même les gariguettes, les charlottes, les rondes et puis les fraises des bois…
Rien à faire, le gourmand n’y trouve pas son compte.
– Alors j’ai dit à ma femme : « Mets-moi de la crème ». Mais le problème c’est qu’elle a commencé un régime,
– Et alors?
– Du coup elle n’achète que de la crème à 0%. Alors là, j’m’excuse mais j’ai dit : Non, c’est pas possible, je veux bien manger des fraises une seule fois par semaine, ou une fois tous les quinze jours, mais quand même, faut qu’ce soit des bonnes fraises avec de la vraie crème, bien lisse, vous savez, quand on peut jouer avec sa fourchette, faire des dessins.
Il m’en donnerait l’eau à la bouche.
– Oui, je vois, une crème onctueuse. Une double crème fraîche, voire même une triple, comme celle de la Gruyère dans les Alpes, une crème qui se savoure à la cuillère… Comme un petit Suisse et juste une pincée de sucre ou de sel…
Il m’interrompt.
– Bon ben là, c’était des grumeaux, infect.
La conversation dévie.
– Pourtant, ma femme est formidable. On s’entend bien. C’est juste qu’elle vit à mon rythme. Avant on avait un commerce dans les halles, il fallait se lever de bonne heure et pis se battre pour trouver de la camelote, c’était pas comme aujourd’hui avec les fruits et légumes qui arrivent du monde entier…
– C’était il y a longtemps…
– Maintenant, je ne regrette pas d’avoir changé de vie, vous savez. J’habite dans un quartier commerçant. Les mecs doivent afficher leur prix. Ils délèguent leurs commis pour savoir combien le voisin vend ses fraises.Tout est réglementé, et vous savez actuellement, les prix sont tellement bas…
– Vous parlez des légumes, des primeurs en général ? Je trouve que les prix augmentent…
– Ça dépend, pourtant les fraises, j’vous jure, ça me coûterait plus cher de les faire pousser dans mon jardin.
– Déjà, faut avoir un jardin.
– On a une petite maison à la campagne. Hier, on est restés dehors, jusqu’à neuf heures et demi du soir sous la véranda…
– Ça fait partie des plaisirs de l’été.
– On a pris l’apéro jusqu’ à minuit. Ma femme est formidable, on partage la même vie.
Dehors, le ciel est bleu, il fait beau. Ça roule bien.
La vie est belle, quand soudain :
– Mon beau-frère par contre est un emmerdeur. Lui, il mange à sept heures pile.
– Sept heures du soir? C’est tôt en effet pour les Espagnols mais les Américains par exemple, dinent souvent vers ces heures là…
– Les Ricains font c’qu’ils veulent… n’empêche que Mardi, je l’appelle à neuf heures moins le quart… Vous m’croirez pas… il était déjà au lit. J’ai dit c’est pas possible…
– Vous savez, beaucoup de gens choisissent de se coucher tôt…
– Nous on est originaire de Catalogne alors vous voyez… Quand il fait moche, pour nous il fait encore plus moche…
– Ah oui je comprends maintenant un peu mieux votre avis sur les fraises espagnoles…
Il ne répond pas tout de suite…
– Pour la météo, au début ma femme a eu du mal à s’y faire… Elle m’a même fait un genre de dépression comme on appelle ça, vous voyez. Maintenant, ça va mieux, elle dit : je ne vois pas comment on ferait ailleurs !
– On a tous des habitudes culturelles…
– Écoutez, c’est une question d’organisation : j’commence le taxi à trois heures de l’après midi, je fais une pause entre neuf et onze. Et je rentre à quatre heures du matin. Là j’décompresse, je lis mon journal les pieds dans mes pantoufles, et j’me couche.
– Les métiers de la nuit sont en décalage par rapport à l’ensemble de la population.
– Oui mais, bon, je ne pourrais plus changer de vie maintenant. Alors quand mon beau-frère, qui bosse aux impôts, il ramène sa fraise et il me dit comment je dois vivre tout ça et comment il faut faire, et comment ceci et comment cela, là je lui dis stop. D’autant qu’il est incapable de se débrouiller tout seul depuis que les parents de ma femme sont décédés, il mange que du surgelé.
Petit temps… « mort », et puis il reprend :
– En une semaine, comme ça, paf, les deux parents sont partis d’un coup, la mère d’abord et le père une semaine après… Mon beau-frère, il n’a pas supporté, en six mois je l’ai vu chuter grave. J’vous jure, c’était triste. En six mois, comme ça paf. Maintenant, c’est un vieux garçon. Il mange à sept heures, et il se couche à huit. Incroyable. Il n’a rien à dire, tout juste limite s’il est devenu gaga !
– Vous voulez dire qu’il sucre les fraises ?
– Ah ah, oui mais avec de crème à 0%.
CharlElie COUTURE