Invité à la même soirée, je l’avais approché entre deux assiettes debout. On m’avait dit que dans son domaine, il était fortiche. Je l’écoutais et il m’avait semblé pour le moins pédant. Mais que n’étais-je pas assez pour comprendre qu’à part des platitudes météo racontées sans humour et l’expression de ses aspirations à partir en vacances accompagné par une « belle meuf », il n’avait rien à dire ?
En fait, les questions, c’était pas sa tasse de thé,(pas plus que le thé d’ailleurs), y avait que les réponses qui l’intéressaient. Et encore. Il n’avait pas besoin d’avoir des idées, son travail consistait à mettre la théorie en pratique. Les abstractions l’avaient semble t-il toujours ennuyé. Il se vantait d’avoir été nul en Français et nul en philo au lycée, ajoutant un « à quoi ça sert ?», et je confirme qu’il ne s’en « servait » pas plus aujourd’hui d’ailleurs. Mais les chiffres… Ah ! les chiffres par contre là oui, les nombres avaient toujours été une évidence binaire. Sérieux, obéissant, consciencieux, il avait fini diplômé de Centrale Supelec. « Les maths mènent à tout… » disait-il pour la plus grande joie de ses parents, soulagés d’avoir au moins un de leur deux fils qui travaillait, l’autre n’en parlons pas. « Mon frère est un mystique… » m’avait-il confié avec un certain détachement teinté de condescendance.
Concret, réaliste, pragmatique, il n’avait par ailleurs aucun goût pour l’autocritique. Apprécié par sa direction, on pouvait penser que dans son domaine de l’ « Electrical Physics for Industrial Engineering », c’était un cador, un ponte, un caïd, une huile, un ténor au courant -c’est le cas de le dire- de tout sur ce qui se passait à la pointe du progrès électrique. Oui, dans ce domaine précis, il savait sûrement beaucoup de choses et se targuait d’être un « spécialiste » de ceux que l’on compare au laser, ceux qui concentrent l’énergie de leurs réflexions éclairées sur un point spécifique, le plus resserré possible. Ouais, ça c’est pour la version noble de l’histoire, parce que dans la réalité, en dehors de son travail, c’était juste un trou noir. La politique, la santé, la littérature, l’Art, la mode ou le monde social, pas la peine d’en parler. Il ne lisait pas, n’écoutait pas de musique, n’allait jamais au théâtre et pas plus au cinéma, justifiant son ignorance par le fait que rien ne l’intéressait vu qu’il n’y avait « plus rien d’ bien… » Au résultat de quoi il n‘avait aucun problème d’éthique et obtempérait sans discussion quoi que sa hiérarchie lui demandât de faire que cela enfreigne ou non les lois du bon sens ou celles de la nature.
Les seules choses qui le branchaient étaient le foot et les bagnoles. Les grosses bagnoles. Son fantasme : la Gumball 3000. C’est tout dire ! Mais il ne jouait pas. Son seul espoir étant de « gagner ». Il misait juste ses martingales de probabilités chiffrées on line sur ZEbet, Winamax ou Unibet.
Trente trois ans, un bon salaire non altéré par les mesures Covid. Pour lui, rien n’avait changé depuis le confinement, hormis le fait qu’il avait rapporté des tonnes de dossiers « à la maison », et qu’il bossait désormais trois jours sur cinq en télétravail.
Célia avait fait aussi une école d’ingénieur à Lyon. Elle bossait dans un autre service de la même grande entreprise. Ils s’étaient croisés lors du dernier conseil d’administration en Décembre. Depuis, fardée et bien mise, Célia l’accompagnait quand il sortait sa Porsche le samedi soir, faisant ronfler le moteur de son engin de frime à chaque démarrage au feu vert.
Diner au Pré Catelan dans le Bois de Boulogne, commander un premier, puis un second verre de Champagne. Passer le repas à lire en tête à tête des messages idiots sur leurs smartphones … Ensuite, ils allaient dans son bel appart’ à Neuilly, sniffaient une ligne de coke et ensuite, comme convenu, ils niquaient, techniques, gymniques, physiques, ils niquaient proprement et bien protégés, et comme si ça ne suffisait pas, ils se désinfectaient ensuite mutuellement au gel hydroalcoolique.
Le dimanche, il la laissait endormie et filait faire un jogging masqué le long des quais de Seine. Quand il rentrait, elle était déjà partie.
Décongeler un Picard, se faire livrer une Flammekueche en regardant façon binge-watching une série Netflix toute l’après midi. Et la semaine pouvait reprendre.
À part SON argent, SON confort, SA situation, pour lui rien d’autre n’existait. Vu que les « taux de résistances des transactions digitales » et les « tractions systémiques des fluides inversés » reviennent rarement dans les conversations, même si dans ce domaine ledit « spécialiste » pouvait être considéré comme un chien de guerre, une fois sorti de son étroite citadelle d’intérêt, ce jeune « ingénu d’ingénieur génial», ce niais arrogant n’était plus qu’un caillou, un plomb, un monstre d’ennui, un trou du cul chiant qui conduit une Porsche !
Epilogue :
Dimanche dernier, il n’est pas allé faire son jogging. Les flics ont débarqué chez lui au matin. Concurrence déloyale, soupçon de piratage industriel et transmissions de données protégées ; des infos sensibles avaient fuité à la concurrence via son serveur, et d’étranges mouvements de fonds chinois apparaissaient sur son compte…
Noyau de la cerise sur le gâteau, Célia ne viendra plus lui rendre visite : elle a fini sa mission. Il s’était fait piéger. Tant pis pour lui, je ne vois même pas sous quel prétexte il serait à plaindre. Même pour ça, il s’était cru trop malin…
CharlElie
Sept 2020.