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Confesse Book

406 – Je m’appelle Palo-Pala

Dans quelques jours je m’envolerai. Quand Bruno mon garde, aura retiré le grillage qui me sépare de la Liberté, je quitterai ma niche perchée dans le Vercors. Ce grillage me protège des renards, des prédateurs et des colonies de vautours fauves qui peuplent le ciel. C’est ici qu’on m’a installé il y a quelques semaines quand je suis arrivé d’Espagne en compagnie de ma sœur Kobalane dont Vincent Munier est le parrain, le mien c’est CharlElie Couture. Il m’a donné le nom de Palo-Pala que je porte désormais. Je suis un vautour, gypaète barbu âgé de trois mois.

J’ai éclos dans l’un des quatre refuges qui recueillent en Europe des vautours et rapaces. Des oiseaux blessés par les lignes à haute tension, par des chasseurs-tireurs, empoisonnés ou touchés par des véhicules automobiles ou si longtemps habitués à la présence de l’homme qu’ils ne peuvent plus être relâchés avec la moindre chance de survie. Pour autant ces oiseaux ont gardé leurs fonctions et aptitudes à se reproduire et chaque année nous sommes une soixantaine d’œufs. Parmi nous une quarantaine passeront le cap des premières semaines et s’envoleront depuis l’un où l’autre des sites de réimplantation, comme je vais le faire moi-même.

Je suis impatient. Mon décollage est prévu entre le 120ème et le 121ème jour.Je bats des ailes. Je me muscle. Ma sœur est un peu plus inhibée. Moi je mate l’horizon et le ciel, imperturbable. J’apprends en regardant, fasciné par tout ce que je vois. La vue est mon principal organe. Je peux repérer un animal mort de la taille d’une souris à plus de cinq kilomètres.

Je suis un peu fébrile. Je ne sais pas encore l’effet que ça fait de voler, comme le font ceux qui viennent me narguer. Ça a l’air génial ! Trois mètres d’envergure, pour un poids de cinq / six kilos en moyenne, sauf quand on ne trouve plus à manger auquel cas mon poids peut tomber à seulement deux kilogrammes.

Plutôt que voler, en fait, nous on plane. Des heures durant, on plane. On craint de rester au sol. Notre monde c’est l’air. Là-haut nous n’avons pas vraiment de prédateurs. Dans l’air nous sommes les rois, même les aigles ne nous attaquent pas. On peut monter jusqu’à quatre mille mètres, mais en général on reste aux alentours des deux mille cinq cent. C’est de là-haut qu’on lit ce qui se passe au sol. L’un de nous fait le guet, il observe les mouvements des corbeaux par exemple et quand ceux-ci ont repéré une dépouille, d’où qu’on soit on arrive en quelques battements d’ailes. En profitant des courants, on peut aller très vite, sans trop se fatiguer. Notre territoire s’étend sur tout l’ensemble des Alpes, depuis la Suisse jusqu’à l’Autriche.

Aujourd’hui nous sommes à Tussac / Trechenu-Creyer dans le Vercors. Je regarde la grande vallée qui s’étend sous la falaise où l’on a installé le gîte que je partage avec ma sœur Kobalane. En général c’est tranquille, on ne voit personne, à peine quelques randonneurs. Même celui qui nous observe nuit et jour avec sa longue vue, depuis la cabane en bois construite en face de nous, même lui sait rester très discret. Il prend des notes sur un cahier écrivant chacun de nos moindres mouvements : quand je m’étire ou quand je pousse ma frangine, quand je fiente ou quand je piaffe d’impatience. Mais comme l est quasi immobile et ne fait aucun bruit, on oublie vite sa présence.

Aujourd’hui c’est un peu différent, il y a pas mal d’animation. Des groupes de gens habillés avec des vêtements de couleurs sont venus pour nous regarder. Ça fait du mouvement à flanc de montagne à cent mètres de nous. Ils n’ont pas le droit de s’approcher, et pour cause : c’est très dangereux d’arriver jusqu’à nous. Il y a ceux de la Ligue Protectrice des Oiseaux, des enfants de « graines d’éleveurs » qui se sont mobilisés pour nous faire venir, des gens du collectif d’entreprises Continium qui se sont regroupés pour lever des fonds, il y a même le directeur de la plus grande réserve animal du Vercors (qui ne se déplace pas très souvent), et une vingtaine d’amoureux de la nature dans cette belle région du Vercors heureusement préservée.

Il paraît que mon parrain CharlElie Couture est là aussi. Une photo de gypaète barbu prise par Vincent Munier dans les Pyrénées faisait la couverture de son dernier disque « Même pas sommeil », c’est pour cela qu’on lui a proposé de venir voir son filleul, avant mon grand départ, quand j’étendrai mes ailes…

Il vient d’arriver. CharlElie m’observe de loin. Il n’arrive pas à me voir dans la lunette et les jumelles parce que je me cache derrière un poteau, mais il a l’air content d’être là. Cette nature aérienne, le change des ambiances confinées des studios ou de son atelier… Il est venu avec ses amis Eman et Virginie. Je frime un peu devant lui. Chaque oiseau a son tempérament. Par rapport à ma sœur, moi je suis assez « tonique ». Je tourne la tête. Euh tiens, où est CharlElie, je ne le vois plus…

C’est une belle journée. Ciel bleu quelques nuages à peine. J’envie ceux que je vois tournoyer : vautours Fauves, vautours Moines, ou Percnoptères d’Egypte et nous les Gypaètes, ce sont les quatre espèces de nettoyeurs nécrophages qui ont été réimplantés dans les Alpes grâce aux efforts d’une bande de passionnés qui s’y sont attelés depuis une vingtaine d’années. Chaque espèce a sa place dans la chaîne alimentaire… Nous les gypaètes plutôt solitaires, nous nourrissons après la curée des groupes de Fauves qui se ruent par dizaines sur les dépouilles, puis ce sont les Moines qui mangent les peaux, puis les Percnoptères qui mangent les fibres et les tendons et enfin nous qui nous régalons de la moelle des os que l’on casse en les lâchant de haut sur les rochers… Tiens j’entends du bruit dans les buissons… C’est sûrement Bruno qui vient comme tous les deux jours pour nous déposer de la bonne viande. On en profite, mais bientôt ce sera fini, alors on devra se débrouiller seuls. En entendant du bruit, prudemment, Kobalane et moi on se recule. En se dandinant on essaye de s’écarter de nos visiteurs, à côté de Bruno, voilà CharlElie qui a gravi non sans mal, le chemin escarpé à flan de montagne au bord de l’à pic pour venir me voir de plus près. Je n’ai pas peur, mais quand même. Il prend une photo de nous qu’il envoie à Munier. Je lui jette un œil noir. J’essaye de l’impressionner. Bruno murmure et CharlElie fait de même. L’autre garde suggère de ne pas s’attarder afin de nous rendre à notre méditation/concentration comme des pilotes novices révisant leur plan de vol avant leur premier grand décollage. Passer de la théorie à la pratique intuitive.

Ça y est, CharlElie a rejoint le groupe et tout le monde a disparu. À part Olivier dans sa cabane qui continue d’inscrire scrupuleusement qu’après cette courte visite impromptue, nous avons repris nos positions Kobalane et moi-même.

Le silence est revenu. Je continue de piétiner le sol en piaffant d’impatience,

Je m’appelle Palo-Pala dans quelques jours, je m’envolerai.

CharlElie C.

27 Juin 2020