À peine suis-je entré dans cet appartement qu’en un instant, je suis envahi par émotion sans pareil. Frissons. Quelque chose comme un transport dématérialisé dans l’appareil de Téléphonique intersidéral de « Star Treck ». Limite vertige. Un sentiment que je n’avais jamais ressenti jusque-là, semblable à ce qu’on appelle une prémonition : on ne me voit pas, mais on sait que c’est vrai. Je suis Michel Piccoli revoyant défiler sa vie le temps d’un accident dans « les Choses de la Vie » de Claude Sautet. Oui, c’est toute ma vie qui défile à la vitesse d’une comète, un maeström d’images et d’émotions. Je relis la bande mémoire dans cet endroit que j’ai habité avant de partir habiter rue de Saverne (où j’ai composé l’avion sans aile), puis la maison Rue Hoche jusqu’en 1985, puis l’émigration vers Paris, rue de la Roquette, rue de Chantilly, rue Saint martin, et New York City 58th street … Tout ça en un fraction de seconde. Confusion en apnée, je peine à reprendre mon souffle. On est plantés dans l’entrée, les bras ballants, on ne bouge pas. La vieille dame qui attendait une autre personne, continue de parler à sa fille, le temps de quelques répliques. Elle dit que ce n’est pas Pascal qui vient d’arriver, mais « … Charlélie COUTURE, oui… tu m’entends ?» et sa fille répète mon nom en criant, dans le téléphone, demandant si je suis venu « racheter » l’appartement ?
La vieille dame raccroche et s’excuse du désordre. Elle tremble toujours. Ma venue la perturbe un peu et pour cause, comment pouvait-elle prévoir que je vienne ce jour-là troubler la quiétude infinie qui règne dans cet appartement qu’elle habite depuis…?
– Depuis quarante ans, oui, ça fait quarante ans que nous avons emménagé ici avec mon mari. C’est d’ailleurs votre mère qui m’a donné les clés !
– Vous voulez dire qu’il n’y a eu personne d’autre ? …
– Non, nous avons acheté cet appartement et nous y sommes restés. Maintenant ma fille est dans le midi, elle ne reviendra jamais, mon mari qui était chirurgien dentiste est décédé, mes petits-enfants sont loin l’un à Singapour, l’autre à Paris, jamais ils ne reviendront…
Incroyable !
L’endroit n’a quasiment pas changé depuis que je l’ai quitté quarante plus tôt !
Certes, la décoration n’a pas grand chose à voir avec la sophistication des objets précieux que mon père antiquaire collectait, mais tout me semble pourtant identique. La lumière, l’odeur, la répartition des pièces, l’Esprit est le même.
Une fois passée la stupeur de me voir, la vieille âme toujours grave, entame la visite. Elle nous fait pénétrer dans les pièces, les une après les autres, comme on le ferait dans un musée, comme si c’était normal. Elle me fait visiter ce qu’elle sait avoir été l’appartement de mon enfance. Et je l’entends redire au mot à mot ce que j’avais virtuellement décrit depuis l’extérieur.
– Votre père avait son bureau ici, là c’était la salle-à manger, là le grand salon…
David à mes côtés me voit fondre. Les yeux pleins de larmes, envahi par un mélange de fantasmes et de souvenirs bien réels. Comme des fruits baignant dans une soupe d’eau-de-vie. Le temps s’est arrêté. Cet endroit est resté tel quel. Le même, dans le même « jus », depuis tout ce temps. C’est à peine si je ne retrouve pas des marques que j’ai laissées… Je n’en reviens pas.
– Là, c’était ma chambre, tiens, je la croyais beaucoup plus grande… mon lit était là… mon piano était là, et puis le « grand couloir » où Tom jouait à mourir « comme dans les films », là, la cuisine, ici la buanderie, la chambre des parents, celle de ma sœur, là on avait tiré à l’arc et j’avais cassé un vitre, tiens c’est depuis cette fenêtre qu’on matait les bagarres dans la rue…
J’étais si ému que je n’ai même pas pris une photo. Pas une seule. J’avais trop peur de briser la magie de ce moment incroyable. Comme une compression du temps.
Quand je grandissais là, comment aurais-je pu imaginer ce que la vie allait me réserver ? Cette vie qui fut la mienne, quand je commençais à écrire des chansons alambiquées, marginales, comment penser que celles-ci allaient me faire voir tant de pays ? Ma signature Island, la gloire inespérée pendant quelques années puis l’ignorance des médias en échange d’une liberté qui autorisait que mon activité artistique se fasse en parallèle d’une forme d’unité familiale… Vivre au côté de la même femme depuis 32ans, moi qui à ce moment ne voulais pas d’enfants, comment penser alors que j’aurais deux filles géniales avec lesquelles j’ai tellement de choses à partager… Et quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts avenue Boffrand, comment aurais-je pu penser que la Peinture m’entraînerait à tenir ma propre galerie à Manhattan ?
Dans le plus grand de mes rêves, avais-je imaginé cela ?
Quand on arrive à l’âge des bilans, quand on se pose la question de SA Vie, et qu’on rêve de comparer un idéal théorique fantasmé avec la réalité crue et factuelle, je souhaite à tout le monde d’avoir un jour l’opportunité de se retrouver un jour dans l’état qui fut le mien pendant ces quelques minutes. Comme à l’intérieur de moi-même dans le décor de ma jeunesse, comme un compression du temps. « Sexa » dans le monde virtuel de mon « teen age ».
J’ai noté sur un bout de papier de la vieille dame, les coordonnées qui, tremblante, ne pouvait plus écrire… Et dés le lendemain, je lui ai fait livré un gros bouquet de fleurs.
L’air toujours grave, elle nous a raccompagnés aimablement vers la porte. Eschyle, Sophocle, Euripide, elle portait toujours le masque lourd d’une vieille reine de tragédie,
Pourtant avant de refermer la porte peut-être pour toujours, je suis certain de l’avoir vue sourire.
CharlElie
Août 2018