Ibrahim Maalouf est venu à Washington DC pour jouer « Levantine n°1 », la symphonie qu’il a composée pour la paix. Profitant de ce voyage, il a fait un détour par New York où il a donné deux concerts au DROM sur Avenue A. Ces concerts étaient d’autant plus particuliers qu’il s’agissait d’improvisations comme il en a le secret, disons la pratique. Bien sûr Ibrahim joue dans des grandes salles, il fait des grands concerts devant de grandes audiences, mais le voir être aussi capable de se remettre « en danger » dans des endroits où ça se passe sans filet, c’est un challenge au moins aussi grand (j’en sais quelque chose).
Faire de la musique, jouer « à la musique » comme on joue à un jeu.
On parle « d’improvisation », mais attention, Maalouf est un virtuose. Si le mot « improvisation » est assez flou, en ce qui le concerne on est loin du « n’importe quoi ». C’est plutôt une promenade, et c’est bien lui qui tient les rênes.
Démarrant seul à la trompette, il est rejoint par les quatre musiciens : François Delporte guitare, Franck Woeste, piano, Stéphane Galland drums qui l’accompagnent souvent et puis Zachary Ostroff, un jeune contrebassiste de 24 ans venu de San Francisco.
Quiconque était présent ce soir-là lors de ces deux concerts ne pouvait pas imaginer qu’ils improvisaient, tant le niveau de connivence entre les musiciens est grand. Le public monte et redescend sur le manège de ses émotions. Dans cette salle bondée à craquer, qui pouvait croire qu’ils jouaient une musique qui n’existait pas ? Tant leur maîtrise est grande, impossible d’imaginer qu’ils se soient lancés dans le vide eux qui sont comme des acrobates sur un fil qui donnent la sensation de ne jamais connaître ni le vent, ni le précipice. Avec l’autorité d’un auteur qui écrit une ligne d’Histoire, comme à la grande époque d’un « jazz de la création », Ibrahim Maalouf déroule la trame d’une musique venue d’un subconscient animé par des forces qui le transcendent. Pourtant ça ne serait qu’une seule fois. Un seul soir comme ça. Génial ! Deux concerts qui n’avaient rien de semblables… Après le premier set, comme perché sur un nuage, Ibrahim m’a gentiment proposé « si j’en sentais l’envie », comme l’avait fait le brillant pianiste chilien Pablo Vergara lors du premier concert, de monter les rejoindre pour faire « quelque chose » avec eux. S’agissait-il d’une formule de politesse ? Mon cœur s’est mis à battre. Quand le second spectacle a commencé à s’enflammer, le percussionniste Mino Cinélu d’ascendance Martiniquaise est venu additionner des triples croches sur un triangle céleste, (presqu’un triangle des Bermudes…). Je tournais en rond dans ma tête, guettant une ouverture, mais tout était tellement précis. Les dialogues entre instruments et démonstrations de virtuosité se faisaient sans relâche et j’en venais à désespérer de pouvoir trouver une faille. Quand j’ai cru percevoir une baisse d’intensité, je me suis dit : « maintenant ou jamais ». Alors, bondissant du coin où la serveuse nous avait placé avec sa famille en faisant la tronche parce qu’on risquait de lui faire perdre un pourboire, or donc dis-je, me redressant soudain, j’ai enjambé deux spectateurs béats. Ibrahim m’a fait un clin d’œil en me glissant à l’oreille « là c’est parfait ». Alors, levant un bras et saisissant le micro de l’autre, j’ai collé la grille du Shure et j’ai commencé à dire d’une voix de rogomme venue du profond de ma gorge, le poème du « vieil homme » en gesticulant comme un pantin simiesque. Je ne sais toujours pas pourquoi c’est venu comme ça ? Une sorte de démon s’était emparé de moi. C’était à la fois grotesque et caricatural, mais c’était aussi intense et sincère. L’audience américaine ne comprenant pas le drame qu’évoque le poème, bien qu’interdite, s’est amusée de mon intermezzo. Après tout, c’est aussi ça l’improvisation : une sorte de vertige suivi d’un envol plané sur une aile volante. 3 ou 4 minutes à peine. Et comme si de rien était, déjà je me suis rassis, abasourdi, soûlé par l’adrénaline, en m’interrogeant moi-même sur ce que je venais de faire…
Je remercie ici, mes amis Tim et Karine Wong qui ont converti ma timidité naturelle, et aussi bien sûr merci à toi Ibrahim de m’avoir donné l’occasion de partager cet instant avec toi, avec vous, ravi d’entendre les mots sortis de ma bouche se mettre à prendre encore un autre sens portés par votre superbe musique.
Mars 20XVIII