Dans la rue pavée qui mène à ma chambre, je sens sur ma peau, la fraîcheur de la nuit mouillée. Fatigué, les yeux au fond des orbites, comme si je sortais du ventre d’un dragon, comme si je me réveillais d’un rêve qui a commencé quand j’ai imaginé à quoi ce disque pourrait ressembler…
4 heures du matin. Ça y est, tous les instruments sur les pistes, les enregistrements sont finis: le quatuor à cordes pour lequel Benjamin a écrit les partitions du bout de son crayon rapide, le trombone et le sax, le B3 Hammond organ. Ce qu’on appelle les overdubs ont été achevés au cours des derniers jours. Puis ce furent les brillants traits de guitares de Karim, et puis à mon tour, je suis repassé devant la grille du gros Shure à lampe en suspension au bout d’une perche pour reprendre une dizaine de mes vocaux qui remplaceront les voix qui avaient servi de témoins depuis le mois de Juin.
Une de ces nuits qu’on dit « spéciales »…
Celles et ceux qui ont participé jusqu’ici à la réalisation de ce projet sont venus fêter la fin des sessions. Réunis autour de la table pour un dernier repas, il y avait Hervé Defranoux, chargé de la production exécutive de l’album, garant du respect du planning et qui depuis le premier jour, a tenu le journal précis concernant chaque événement survenu au cours des différentes sessions, Dominique Gau directeur artistique de chez Fontana / Mercury, venu à New York qui sera en charge de la promotion de l’album, Pacôme Vexlard sans qui rien de tout ceci ne serait, et Annie des Editions Flying Boat arrivée de NY. D’autres invité(e)s surprises et ami(e)s de l’entourage de Benjamin s’étaient aussi joints à nous. On était une quinzaine autour de la table. Moi qui ai si souvent travaillé dans une intimité confinée quasi secrète à l’écart du bruit, ça change de mes habitudes ; mais j’aime bien sentir la convivialité de ce clan amical.
Pendant que deux queues s’affrontent au billard, derrière nous sur l’écran d’un téléviseur, un speaker en « flamand sportif » commente les matches des tennismen Suisses à l’open d’Australie, un autre évoque la finale de handball que les Français « indestructibles » joueront demain.
On parle de l’Argentine, de Buenos Aires que je ne connais pas mais où Benjamin aime aller se ressourcer, on parle de visas et de voyages transatlantiques, on parle de la sortie du disque et tout le monde donne son avis, on parle de cinéma et de vie de famille, on parle du stress de la notoriété, on parle de l’impossibilité de rester « normal » même quand on est un mâle qui perd pas le Nord, on parle du Président, je veux dire… le camembert fondant, on parle ce que vaut une blanquette de veau et du goût de la mirabelle, etc.
Heureusement que la cabine est grande. Il y a du monde, du « beau » monde devant les enceintes quand, en fin de nuit, on décide d’enregistrer un dernier morceau live comme pour retarder le moment de devoir se quitter. Erwin l’ingénieur aux manettes. Je propose un instrumental que j’avais composé il y a des années pour le « Dawn Town Project ». Jusqu’alors ce morceau n’a jamais trouvé sa place sur un album. Si on essayait ce soir ? Pour le plaisir. Pour le fun (voire même pour le fœhn).
Je m’assoie devant le grand piano. Hervé distribue les sharts. On s’entend sur la structure. Nicolas Fiszman reprend sa basse, Karim, arrivé hier pour lâcher ses accords et sons saturés venus du fond de l’ampli, debout sur le côté, sa Gibson en bandoulière, et derrière la vitre Benjamin. Mais où est-il ? Il a disparu. Je ne le vois plus. Quand il réapparait, je le crois pas. Glisse l’archet sur les quatre cordes de son violon qu’il joue super bien, dans l’esprit du Jazz véloce de Stéphane Grapelli ou de Jean Luc Ponty.
Et voilà. Ça tourne en ternaire! Le cœur battant au rythme d’un shuffle de routine, sur un sample de Denis. Ça swing grave façon urbain. Deux tours pour se chauffer. Comme si c’était si simple, à vous en donner le tournis. Frissons garantis. La troisième prise est magique. On la marque d’une croix. C’est celle-la qu’on prendra pour les mixages.
C’est comme un point d’orgue classieux pour finir en joie.
(Ce que je viens de décrire ici, sera audible quand le disque sortira en Avril, ou au moment du concert de la Gaité lyrique le 7 Mai).
Les cendriers sont pleins, les verres sont vides. On pose les casques, on éteint les pupitres, récupérer les partitions.
Et demain je reprendrai le Thalys, si on me laisse monter dans le train, vu que nos billets réservés en France sur le site de la SNCF ne sont pas compatibles avec les bornes des Chemins de fer Belges. Une aberration du système. Bref.
J’espère que je cette fois je ne perdrai pas mon téléphone portable. Dire que celui que j’avais dans la poche se trouve maintenant quelque part entre Liège et Namur. Grrrr ça fait rager de le voir là clignotant sur l’écran de mon laptop, géo localisé chez quelqu’un qui l’a peut-être ramassé en supposant qu’il soit tombé de ma poche lors d’un précédent voyage, mais vu que cette personne ne semble pas décidée à me le rendre, il m’a fallu dans l’urgence en acquérir un neuf. Désormais, on ne peut carrément plus vivre sans ça. En quinze ans, cet appareil est devenu un organe électronique aussi vital que la rate, le foie ou les reins. Je le vois là, il me nargue. Est-ce mieux de savoir, ou d’ignorer où il se trouve ? Vais y aller ? Non. Allez, disons que ça m’a fait gagner du temps après avoir cherché pendant une heure où pouvait être ce fichu téléphone.
Bref ce n’est qu’un détail, un putain de détail, énervant certes, mais qui n’a rien d’important. J’essaie de ne pas me laisser piéger par les broutilles. Cette anecdote si troublante qu’elle soit, ne nous a pas empêché de vivre une nuit d’une intensité d’émotion incroyable, une nuit qu’on pourrait qualifier d’ « historique », même si pour de multiples raisons, au risque d’alourdir mon propos, je ne peux pas vraiment TOUT écrire.
La grande Histoire est faite de petites histoires,
En confidence
Mais ça c’est une autre histoire….
® CharlElie – Bruxelles 20XIV