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Confesse Book

232 – Pègre

Il y a quelques jours, je suis allé manger avec un ami dans un endroit proche des entrées du Pouvoir. Plus d’une anguille se cachait sous la roche. Ça se disait auberge comme jadis, pourtant on pouvait apercevoir dans les interstices l’œil noir et luisant de caméras de surveillance et autres équipements sophistiqués que le monde sécurisé met à la disposition des ceusses qui se méfient de leurs semblables. Volets fendus d’un repère de braconniers…
Quand le menu en main, j’ai lu que la moindre carotte râpée valait quinze balles, j’ai tordu les lèvres, mais l’ami qui m’invitait gentiment, m’a tout de suite affranchi: « Regarde pas ça, laisse, t’inquiète pas de ça…», m’expliquant ensuite que le patron lui doit tellement d’argent qu’il peut se permettre d’inviter qui il veut, quand il veut. Je contribuais donc au remboursement d’une dette…
Parmi les clients installés aux tables, on m’a fait savoir qu’il y avait des barons de l’industrie, un DRH dans la fonction publique discutant avec un syndicaliste, des grenouillards de l’Elysée, une biologiste tête chercheuse dans l’agrochimie et la pharmacie, des RGs façon bureau des légendes et des caïds du grand banditisme.
Fuyant comme une fouine, mais néanmoins très affable le patron passait d’une table à l’autre. Il connaissait chaque client, et pour cause chacun d’eux avait été choisi par lui. Ne s’assied pas là qui veut ; il faut avoir été adoubé, (introduit), sinon : « désolé monsieur, on est complet ». Vingt trois ans qu’il est installé là, notre hôte a vu défilé les poupées du Carnaval…
Pas de grands cols sur des habits de velours, ni de jabots à dentelle, non des client discrets, habillés chicos. Leur apparence est celle de gens d’aujourd’hui, souples, dynamiques, élégants ou dégingandés, pourtant un certain nombre de ceux-là sont de vrais brigands.
Comme des animaux sauvages si affamés qu’ils seraient prêts à se bouffer entre eux, tout le monde se méfie de tout le monde. C’est dingue de voir comment ces types de bonne allure savent mentir comme ils respirent. Evidemment qu’ils n’ont pas tous un flingue à la ceinture, ou un surin dans la poche, mais ils ont appris à se faire respecter. En cas de problème, ils connaissent les alguazils qui sauront leur rendre justice. Cordiaux, joviaux, sympathiques envers ceux qu’ils ont choisis comme amis, les mêmes peuvent devenir très cruels, cassant une main dans une porte, crevant un œil avec une allumette ou démontant une épaule en échange d’un renseignement. Ce soir là, ils avaient tous l’air de bien s’entendre, rigolant, se tapant sur l’épaule ou dans le dos, payant des coups, faisant des promesses généreuses, proposant un bizness ou se faisant des confidences entre complices, ou se remémorant un régal de « chair fraîche » lors d’une « bonne bouffe » (tout ça à double-sens). On pouvait voir aussi la sueur couler sous la perruque de certains inquiets qui, n’assumant pas leur âge, tentaient de faire bonne figure au bras de jeunes femmes dangereuses ou volages comme des courtisanes bulgares. En grattant un peu le vernis de ces politesses superficielles, on pouvait repérer des antipathies pathétiques, des haines farouches et des désirs de vengeance qui pouvaient s’abattre sur les sbires, petit personnel et factotums dévoués à l’un ou à l’autre de ces patrons pour des raisons n’ayant rien à voir avec la logique, mais juste par affinité communautaire : juif, arménien, gens du cirque, pays de l’Est, bourgeois ou arabe.
Ce soir-là il y avait « Pimpon » un garagiste qui trafique les grosses cylindrées avant de les envoyer en Russie, Titouan Le-Breton le roi de l’import/export lui-même dit ne pas savoir ce qu’il transporte, la « Gravure » un beau gosse qui sait jouer « grave » de son charme, « le Merle » un escroc de première dans l’art d’embrouiller les amateurs d’art, celui qu’ils appelaient « Benjoin » qui fumait comme il respire, et aussi « Kiki le Harki » qui faisait semblant de ne pas comprendre ce qu’on lui disait. Apparemment, personne ne connaissait le vrai nom de personne.
On m’avait prévenu : « Dans cet épicentre des milieux du milieu, tiens ta langue, fais-la tourner sept fois dans ta bouche avant de parler, et si tu veux t’exprimer, parle pour ne rien dire c‘est aussi bien que d’en dire trop ».
Et quand je demandais indûment des précisions sur ci ou sur ça, les réponses restaient floues, embuées. Pas la langue de bois mais un langage aux abois. « Oh là, tu causes de trop c’est qu’tas soif… Rebois un verre Charlie, patron sers lui quelque chose…!»
Alors je me suis tu. Et j’ai bu. Comme on boit. Les vins étaient bons.
Le lendemain même, je n’avais pas la gueule de bois, juste le souvenir d’un moment passé dans l’entre-monde. Entre mondains et beaux esprits. Entre snobs frivoles et sicaires exécuteurs aux ordres de commanditaires invisibles. Entre marlous mariés et loups (garou) d’une mairie d’arrondissement. Entre des castors à la queue plate, des investisseurs immobiliers et des jeunes affairistes impudents tout juste sortis d’une école de commerce. Entre deux collectionneurs ignares tentant de dilapider de la fausse monnaie et un oiseau de proie agrippé à sa branche de noblesse. À un certain moment pourtant de la nuit avancée, je me suis senti comme un moucheron au-dessus d’un étang quand le chant des oiseaux a cessé, quand le soleil a disparu derrière l’horizon, quand les perches se mettent en chasse et que les chevesnes commencent à mordre… L’air s’était nettement rafraîchi, et j’ai senti qu’il valait mieux que je parte.

Oct. 2017