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Confesse Book

32 – Blanche à Bruxelles

Longues les nuits, les nuits blanches dans le noir. L’esprit en éveil et le corps lourd sous les draps. Quand la nuit n’en finit pas. Quand la nuit est là, comme une présence. Quand la nuit ne bouge pas. Et même quand on le veut, même quand on l’appelle, le sommeil ne vient pas.

Longues nuits qui s’éternisent. La cervelle pesante dans une boîte crânienne trop étroite. J’entends mon cœur qui bat, qui défie le temps de son rythme « disalterné ». Un bruit sourd. Bong bong, Comme si quelqu’un habitait au-dessus. Est-ce qu’il traîne quelque chose sur le plancher ? Mais traîner quoi ? Un corps. Celui de qui ? Son propre corps ? La nuit on pense à des histoires…

Longues les nuits d’angoisse à se raconter n’importe quoi, comme des mantras incohérents qui disent des mots de malheur. Des énigmes sans solution, parce que c’est la nuit et qu’on se sent impuissant face à ce silence animé qui était si plaisant d’abord et qui, maintenant, résonne de tous les bruits. Une voiture au loin, une moto, les éboueurs, le frigo, la clim, etc.

Longues les nuits d’impatience que l’on voudrait avoir déjà vécues, mais qui reviennent sans jamais finir.

Mauvais réglage interne quelque chose ne va pas. Mais on ne sait pas quoi.

A qui dire quoi ? Et les sueurs alternent avec les moments de froid. Des nuits à soi. Des nuits de solitude, même si tu es là, à côté de moi, même si tu n’es pas là, seulement dans ma tête. Des nuits vides habitées par le doute en carton et les fumées du stress, celles qui vous envahissent comme des fées méchantes, celles qui vous assèchent la bouche et irritent vos muqueuses.

Je suis à Bruxelles, et le disque avance bien. Dehors comme souvent il pleut. Un temps idéal pour rester enfermé. Plafond bas et humidité maussade. En journée, par les fenêtres, une lumière quasi hollandaise inonde ce paysage de maisons en briques, un décor à l’échelle trop humaine. Peut-être que le contexte météo thermique a fait que Delvaux, Magritte, Ensor, Hergé, Alechinsky, Balthus ou Wim Delvoye, ces grands artistes Belges ont développé les continents du monde intérieur.

L’enregistrement se passe on ne peut mieux. On a presque achevé hier soir, (enfin, je veux dire il y a quelques heures… ) la mise à plat des basiques : les fameuses assises basse / batterie utiles comme les arches d’un édifice.

Je me souviens de ce même studio quand j’y venais y travailler il y a des années. Même si la déco a changé, j’y ai vite retrouvé mes repères. Sous verre, aux murs de la grande entrée, figurent cinq disques que j’ai enregistrés ici,  parmi les centaines de ceux que des artistes du monde entier sont venus mettre au point devant l’une au l’autre des consoles et cabines de mixage.

Depuis que j’ai commencé à mettre sur bande ces rêves qu’on appelle des chansons, j’ai travaillé dans des dizaines d’endroits, mais parmi tous ces lieux il y a ICP. Créé par John Hastry, un Américain de Brooklyn, immigré ici il y a 35 ans, le studio ICP est la Rolls !  On peut disposer ici de tout le confort technologique dernier cri, de logements hébergements attenants, restauration et commodités fournies sur place, de super ingénieurs du son, et aussi la possibilité d’utiliser certains instruments introuvables. Bref tout ce qu’un musicien peut rêver manier un jour pour mettre en ondes l’abstraction qu’il a en lui.

Se laisser aller, porté par la musique.

Les deux musiciens : Nicolas Fizman (guitare et basse) et Denis Benaroche (batterie percussions) que Benjamin a fait venir, sont des immenses pros. Ils savent tout faire sans en faire trop. Et ça semble facile entre leurs mains. Pourtant ils suivent avec beaucoup de précision ce que le maître écuyer ne fait semblant que de suggérer avec doigté. Pourtant si douce que soit la manière, personne cherche à discuter ce qui est un ordre. Mais ça se fait aussi avec l’humour, et la personnalité  des protagonistes fait que ce se passe sans heurt. D’ailleurs, il suffit d’un regard, un petit signe et les trois se comprennent.

Je suis témoin de ce qui se passe, en même temps que je l’initie puisque j’en ai écrit les paroles et la musique. Comme un architecte qui voit s’élever en trois D, un projet qu’il a dessiné à plat, aujourd’hui je vois le disque prendre forme; et l’ajout du talent de ces trois inspirés donne à mon fantasme une réalité encore plus grande que la fiction que j’avais en moi.

Les anniversaires se succèdent. Chacun ses références et sa méthode pour traverser les âges. Chacun réagit à cette métamorphose en changeant plus ou moins ses réglages.

A la fois complice et sûr de lui, Benjamin est insaisissable.

Il a la force de ceux qui sont portés par une intuition inspirée, une conviction, une foi inaliénable pour la musique, qui lui procure du plaisir, qui l’aide et le rassure. Mais il est aussi mystérieux que ceux qui tentent d’organiser les composants du chaos.

Ça y est j’ai entendu les premiers roucoulements doux des colombes du matin, et puis une corneille croasse sur un toit. Le jour blanchit la pièce où j’aurais dû dormir, mais je n’ai fermé les yeux que trois heures à peine. Complètement décalé. Jetlag dans tous les sens du terme, d’autant que les horaires de Benjamin ne sont pas vraiment les mêmes que les miens. J’ai pris l’habitude de me lever tôt et de me jeter dans la vie comme on plonge dans l’eau sans s’interroger sur sa température, lui, il se laisse envahir pas l’envie, c’est tout aussi intense, mais plus insidieux. Pour gagner du temps, j’essaie de ne pas en perdre ; et pour cela, je m’efforce d’agir sans réfléchir, pour que les fleurs sortent de ma terre avant que la raison n’ait pris le pouvoir. Lui, au contraire, il se laisse aller dans les entre-temps, et il trompe l’ennui comme un joueur de poker veut défier le hasard. Le processus est différent et depuis que nous travaillons ensemble sur ce disque qu’il produit, nos deux humeurs s’additionnent sans se combattre.

Comme la rencontre de deux méthodes, deux systèmes au travers d’un même espace, chacun sa poésie illuminée et son regard humide, chacun de nous extraterrestre (ou infraterrestre) à sa manière, parlant un langage fait d’émotions qu’on voudrait partager, chacun de nous aussi sur sa planète, en orbite dans le cosmos de la musique à l’Infini de la création.

 

CharlElie – Bruxelles – JAN. 20XIV