« How are you ?» La question du « comment ça va » part sûrement d’une bonne intention. Une sorte de salut + qui n’appelle pas forcément de réponse.
Dans un monde boosté où l’on se force à sourire, on n’a pas vraiment le droit de prendre du recul, alors quand je surprends la tronche fermée qui me sert de masque dans un reflet, j’avoue que parfois je suis aussi tenté de me poser la question: « ça va? »
Sur mon visage s’est moulé un masque neutre qu’on peut juger sévère. C’est vrai que je n’ai pas l’aisance naturelle des beaux gosses sûrs d’eux comme des mâts dressés qui ont l’habitude d’être aimés avant même d’avoir fait quoi que ce soit pour le mériter. Et même quand je suis bien dans mes pompes, je n’exhibe pas mon râtelier d’incisives façon pub dentifrice en racontant des grosses vannes pour faire s’esclaffer la cantonade. Non. J’ai été éduqué dans un certain goût pour la pudeur. Fantomas, Fred Astaire ou pince-sans-rire, j’avais le droit de penser ce que je voulais, mais sans dévoiler mes intentions. Alors quand j’avais des choses à dire, j’ai pris l’habitude de me confesser par écrit, en chanson, ou m’exprimer à travers les choses de l’Art.
Pourtant, avec les années, il m’a fallu aussi apprendre à mentir en société, ne serait-ce que pour répondre à la question civile du « comment ça va ? »
Pour être honnête, quand je m’interroge sur ladite question, « comment ça va? » je me dis que ça pourrait aller mieux. Bien sûr que ça pourrait aller mieux… Et puis une minute passe et je vois passer devant mes fenêtres des hommes cassés dont je ne voudrais pas partager une heure de vie, alors je me dis qu’il y a aussi plus à plaindre que moi. Ouais, mais bon, le malheur des uns ne fait pas le bonheur des autres, et il y a aussi nettement mieux loti que je ne le suis. New York est une ville d’outrances. Il faut convenir que les médias dans leur ensemble attisent cette ambiguïté, d’un côté le meilleur du « the best » et de l’autre toute la déchéance, la pauvreté et misère qu’on ne peut ignorer. Alors oui, je suis bien conscient qu’il y a aussi bien plus malheureux que moi, ici devant ma porte ou ailleurs à des milliers de kilomètres.
Un de mes copains me disait avant hier que la moyenne du temps passé dans les camps de réfugiés est d’environ 17 ans. T’imagines 17 années passées à ne rien faire sous des tentes de fortune… Il a créé : BSF, Bibliothèques Sans Frontières, l’idée étant d’occuper l’esprit de ces milliers de gens en plein désarroi. Voilà quelque chose de concret et d’utile. Je le soutiens à fond dans ce généreux projet caritatif, renseignez-vous. http://www.bibliosansfrontieres.org/
Donc si la question « AO R U ? » est de connaître la balance sur laquelle je navigue entre bien et mal, ma réponse est qu’en général, j’oscille entre 60 et 80%. (j’ai très rarement atteint les 90, 95%). Là par exemple je suis à 67.
– 67 quoi ?
– Ben, si j’ te demande « comment ça va? », tu vas me dire que « ça va », mais moi je te demande précisément à combien ?
– À combien quoi ?
– Ben, par rapport au Nirvana, à l’idéal des 100%. Toi, t’es à combien ? Moi par exemple, en ce moment je suis un peu stressé avec la neige, le froid, la lumière grise me rend triste, je n’ai vu personne de la journée, j’ai le ventre serré, même si je m’en sors, je m’inquiète un peu pour l’avenir de la galerie quand le bail arrivera à terme, et puis j’ai décidé que je n’irais pas ce soir à l’invitation de la soirée de Noel chez l’ambassadeur à cause du dress-code « pingouin et loup », non, pas pour moi… mais en même temps, j’ai pas mal d’autres choses hyper positives en route, et à part une douleur lancinante au coude, je ne m’auto-diagnostique pas de graves problèmes de santé, et surtout, quand je pense à « celles » que j’aime, ça me fait du bien… Bref, toutes choses confondues je suis à 63, 64.
Il n’y a pas d’appareil pour évaluer une douleur. La douleur est subjective. Refusant l’implication religieuse dans l’appréhension de la douleur, depuis 1996 des médecins Suédois se sont spécialisés dans l’étude et le traitement de la douleur. Ils demandent ainsi à leurs patients d’évaluer eux-mêmes la douleur qu’ils ressentent sur une échelle de valeur de 1 à 10. Il se peut que les gens se trompent sur leur estimation de mal-être/bien-être, mais il se peut aussi qu’ils disent vrai. Il en va de même pour le bonheur.
« Ca va, oui mais à combien? » Faites l’essai autour de vous, vous serez surpris des réponses.
Parfois ce ne sont pas ceux qu’on imagine les plus en forme qui le sont. Je me souviens, il y a quelques années, je faisais une émission de radio avec Roland Topor, il n’arrêtait pas de rire et de blaguer, et je lui fais le coup du « ça va-oui-mais-à-combien», et là soudain il devient grave, et il me répond 23%, et ça c’était pas une blague.
On vit tous des moments au top, mais ils ne durent pas. Le bonheur, c’est un instant. « Juste un instant. »
Quand je suis au maximum, j’appréhende la descente. Eh oui, paradoxalement, quand ça va bien, souvent ça ne va pas. Je sais, c’est un peu compliqué, mais bon, certains gènes familiaux / culturels ont une influence pernicieuse…
En haut de la montagne, le vent souffle, là-haut, il fait froid.
Comme un cycliste qui a gravi une pente, comme un alpiniste au sommet manque d’oxygène, comme un patron dans son bureau climatisé protégé par ses secrétaires, comme un élu coupé du monde, ou un oscar congratulé, une fois passé l’exaltation d’avoir atteint son but, une fois dessoulé de l’ivresse joyeuse de la victoire, en haut de la pyramide, on se sent bien seul face à ces 40 siècles qui vous contemplent. Intuitivement, on sait qu’on va devoir redescendre… et là, ça ira beaucoup plus vite. Plus la montée fut lente en peau de phoque, plus la descente sera rapide. Alors « en montant n’oublie jamais de saluer ceux que tu rencontres, parce que tu risques fort de les retrouver quand tu vas redescendre… »
Chris Blackwell (patron d’Island Records) disait : « Je ne comprends pas ces mecs qui sont pressés d’avoir du succès. Au contraire, on devrait espérer le succès le plus tard possible, pour que la descente paraisse moins longue. »
En bas, dans la vallée, dans les rues sombres bordées de hauts gratte-ciels, dans cette foule des 99% « Occupancy Wall street », on se tient chaud dans les abris bus ou près de la machine à café dans les grandes entreprises, à la chambre intersyndicale, sur les perrons des cités ou dans les bars pour jeunes célibataires qui discutent de leurs espoirs, et de quoi parle-t on ?
De se retrouver au top en avion première classe, séparé des touristes par un rideau, voire même dans un Falcon, seul, séparé d’un autre, voyageant lui aussi seul dans un autre Falcon…
Et toi ça va ?
Oui mais à combien… ?
® CharlElie – NY – 20XIII