Un certain rituel accompagnait les retours à la maison de mon père, quand il revenait de Paris où il était venu quérir à l’hôtel des ventes de Drouot, quelques objets nouveaux pour alimenter la boutique d’antiquités/décoration qu’il tenait à Nancy avec ma mère. D’abord il défaisait délicatement les papiers journaux qui emballaient les objets fragiles mais légers qu’il avait pu emporter lui-même par le train, et puis il nous en racontait l’histoire.
Car les choses n’étaient pas seulement matérielles, elles étaient aussi chargées d’Histoire. Combien de fois avons-nous entendu la citation de Lamartine « Objets inanimés avez-vous donc une âme » ?
Il s’agissait de petits bronzes antiques ou de sculptures inspirées par les gravures de Jacques Callot, de candélabres en émail peints sur des plaques de cuivre, d’un sablier XVIIIème en marqueterie de pailles colorées ou d’une pipe en racine de bruyère, etc. Ma sœur, mon frère et moi, nous avons vécu entourés de ces choses. Certains visitent des musées pour admirer des raretés semblables sans avoir le droit d’y toucher nous, gamins, nous jouions aux « cowboys contre les pirates » avec des pistolets à silex.
Mon père a cédé le pas en Janvier 2002. Où qu’il soit, ma mère l’a rejoint l’année dernière. Il nous a fallu quelques mois pour nous résoudre à nous défaire de ce qui constituait le décor de leur existence. Ils en étaient indissociables, confondus à lui tel des caméléons à leur environnement. Tant que les meubles et objets étaient encore en place dans leur appartement, il semblait que nos parents étaient encore présents eux-mêmes. Pourtant les contraintes matérielles logistiques font qu’on ne peut pas rester toujours entouré de fantômes. L’entretien d’un appartement vide n’a pas de sens, et nous avons par ailleurs, chacun de notre côté, construit notre vie sur d’autres références.
Hier ma sœur Suria, Tom et moi, nous sommes retrouvés pour déjeuner au « Petit Riche », dans ce restaurant situé rue le Pelletier à Paris près de l’hôtel Drouot, à la même adresse depuis 1854. Ça n’a pas changé, là non plus, l’ambiance est telle que celle qui nous entourait quand nous y venions jadis mon père et moi. Je me souviens, j’avais onze ans et il m’avait fait « l’honneur » de me considérer comme un adulte. Fier d’être à côté de lui dans son monde, parmi ceux qu’il fréquentait ici où il connaissait les commissaires-priseurs, saluait les manutentionnaires, s’entendait avec le crieur ou manigançait à voix basse avec certains confrères antiquaires. Mais une fois que la vente avait démarré, alors je le sentais vibrer de tout son être, un mélange d’excitation intuitive et de fièvre des surenchères.
Hier donc, comme un retour à l’origine, était organisée à l’hôtel Drouot, une vente à l’inventaire de laquelle figurait nombre de bibelots, meubles, dessins et peintures anciennes qui avaient accompagné notre enfance. Mon frère ma sœur et moi, tous les trois on essayait de parler d’autres choses, mais il faut bien avouer qu’on était un peu inquiets, le marché des choses anciennes n’est plus ce qu’il était.
Ma sœur avait fait le voyage depuis Nancy, elle était même arrivée très tôt, mon frère tentait de camoufler son stress, et moi je retrouvais des sensations électriques comme des flashes back qui me propulsaient quarante ans en arrière.
Quand la vente s’est achevée, on s’est retrouvés sur le trottoir sous la pluie. On s’est dit : « Bon, ben, voilà… », avec le sentiment d’un devoir accompli.
Même s’il était rarement pleinement satisfait, je crois que mon père aurait malgré tout été content de ce qui s’était passé. Certes il avait dû pester sur son nuage, ne comprenant pas pourquoi telle chose qu’il nous avait dit valoir plus, se trouvait vendue à moins, mais se réjouissant aussi de constater que certaines autres pièces avaient fait le double des estimations d’experts, qui néanmoins dans l’ensemble se sont pourtant avérées très proches des prix qui furent adjugés au marteau. (Je remercie au passage ceux de la maison FL-AUCTION qui a pris en charge cette mise en vente.)
L’appartement de mes parents est maintenant quasiment vide ; les choses qui l’occupaient ont désormais changé de main. Elles continueront leur vie en accompagnant celle d’autres comme nous qui les avons aimées depuis qu’elles ont été fabriquées, taillées, sculptées, peintes ou tissées.
Pour combler une certaine tristesse nostalgique, j’essaie de me dire que les quelques petites choses que j’ai choisi de conserver, sont un concentré de l’amour que mes parents avaient pour nous.
Pourtant je ne peux me défaire du sentiment de vide qui m’a envahi depuis quelques heures, comme si mes parents étaient partis plus loin encore, disséminés cette fois aux quatre coins de la France, chez ceux qui vont désormais vivre avec ces objets.
Mais peut-être y a-t il eu hier soir, un autre père rentré tard chez lui qui, tel un chasseur sortant le gibier de sa besace, a déballé sur la table l’un de ces beaux objets acquis à l’Hôtel Drouot ? Alors, inspiré par celui-ci, le tournant, le retournant, il s’est mis à raconter à ses enfants fascinés par le savoir de leur père, une nouvelle histoire; l’histoire de cet objet, comme cette sculpture du XVème siècle en noyer polychrome, qui représente vous voyez, un pèlerin pieds nus faisant l’aumône debout, regardez, il est coiffé d’un chapeau bizarre n’est ce pas… et il est vêtu d’une tunique ceinturée, d’un manteau boutonné sous le cou portant besace en bandoulière, à votre avis les enfants, qu’est-ce qu’il y a dans la besace… ?
® CharlElie – Paris. Dec 2016.