Je suis allé à Bordeaux pour voir l’expo des grandes photos de Gérard Rancinan à la base sous-marine. Ce lieu excentré est un de ces endroits improbables dans lesquels la culture vient se loger, tel un bernard-l’ermite dans un coquillage.
Le bâtiment aux formes étranges, qui jadis accueillait d’autres sous-marins est une citadelle de béton armé. À lui seul il vaudrait le déplacement certes, pourtant bien qu’intéressé par les choses de l’architecture, j’avoue avoir fait le voyage non pour cela, mais pour voir dans ce décor sans fenêtre, sombre et introspectif, les superbes photographies d’un des plus grands artistes photographes Français.
Gérard Rancinan est un créateur d’images. En collaboration avec l’auteur Caroline Gaudriault, Rancinan « produit » ces images dans tous les sens du terme. Certaines d’entre elles nécessitent des mois de préparation et une cohorte de talents qui s’affairent dans l’ombre pour mettre en place ces prises de vues.
Combat de mythes et d’icônes d’une société aussi parfaite que décadente, bagarre entre réel et imaginaire, il y a du Francis Bacon en peine ou du Jérôme Bosch dans cet être hanté qui agence méticuleusement, au détail près, ses fantasmes dans des photographies contrôlées et complexes.
Si Witkins évoque en Noir et blanc une certaine beauté attirée par la difformité, Rancinan raconte le duel qui oppose l’Ange et le Démon.
L’Ange c’est celui qui fait le lien, (ou instaure un dialogue) entre les puissances divines et l’homme dans la faiblesse de sa tentation à se laisser séduire par une certaine trivialité, le Démon c’est l’inverse, c’est celui qui entraîne l’homme vers les abysses de la mortification en l’incitant à commettre des actes qu’il regrette ensuite.
Rancinan est un romantique façon Delacroix ou Géricault, ou un baroque qui peut aussi devenir Rubens, quand il mélange les corps comme on peut mélanger des concepts. Dans son œuvre les portraits des grands (et grandes) de ce monde, les rois sans royaume se confondent avec ceux des anges déchus.
Rancinan a aussi mis en scène des cènes, des banquets de mythes contemporains.
Certes, il y a une envie dialectique militante à vouloir transmettre par l’outrance et l’outrage le regard critique qu’il porte sur notre société en inventant des images que toutes les générations peuvent comprendre, mais Gérard Rancinan n’est pas un moraliste. Il est surtout fasciné, presque obnubilé par l’invraisemblance du monde. C’est un maître de la composition comme l’était feu Anton Solomouka qui avait aussi réalisé une série passionnante de photos inspirées par les maîtres de la peinture, mais quand Rancinan joue avec « le radeau de la Méduse », ce n’est pas tant par esthétisme que pour évoquer le naufrage désespéré d’une société à vaut l’eau.
L’exposition s’achève sur une série d’images passionnantes, plus « philosophiques » sur lesquelles un petit homme gesticule, en lutte contre les géométries, symboles du système. Il n’est plus là question d’anecdotes ou d’extravagances caricaturales mais plutôt une réflexion zen qui laisse le spectateur poète, en face de ses émotions.
Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de jeunes aussi qui s’étaient déplacés malgré je le répète, la difficulté d’accès, cela dit en passant, il serait simplement judicieux que ce lieu d’exposition soit doté au minimum d’une cafétéria où l’on puisse boire un café…
Je n’ai pas lu/vu beaucoup de commentaires ni même d’informations nationales sur cette exposition. C’est injuste. Cela dit, ce n’est pas très étonnant venant de médias qui se sont encore ridiculisés il y a quinze jours, incapables d’estimer à sa juste valeur l’influence d’un autre bordelais… Enfermés dans le confort de leur rédaction, attachés au piquet de leur bureau, distraits par les petits fours des soirées mondaines, il est une fois de plus regrettable de constater que, si intelligents qu’ils puissent être, les journalistes parisiens sont aveuglés par les conventions et les apparences.
Cette belle exposition a du souffle, elle mérite d’être vue, profitez en, jusqu’au 18 décembre !
CharlElie Couture – Paris -Dec 2016