Après quelques semaines passées en France, j’ai retrouvé mon atelier sur East Harlem. Je suis seul dans l’immeuble. Les artistes qui l’occupent habituellement ne sont pas dans l’endroit Rien n’a bougé. Les œuvres sont là où je les ai laissées. Alors comme un poison, je me sens envahi par une étrange tristesse, un sentiment en demi-teinte. Peut-être est-ce le fait de me sentir loin des ami(e)s que j’ai laissés de l’autre côté de l’Atlantique…
New York est une convergence d’envies et de propositions excitantes quand la folle énergie qui anime cette ville-île compense les inconforts que partagent ceux qui y habitent : la cherté des loyers, la standardisation bas de gamme des produits d’alimentation chimio-industriels, ou la difficulté d’entretenir des amitiés durables. Mais quand la frénésie quotidienne asphyxie la raison, on peut faire fi de tous ces détails, parce qu’on a un rêve, un objectif, une ambition. Et comme dans le sport, il faut vraiment se concentrer pour avoir une chance d’atteindre son but voire de gagner une médaille. Ici, on vit dans l’urgence du Présent, on n’a pas le droit de perdre son temps. Mais quand le rythme ralentit, quand la ville tombe dans la routine des autres villes, alors l’immensité de ses proportions vous saoule. Vertige…
Comme tous les immigrants hypnotisés par un idéal de Liberté, un jour on a fait le voyage. On s’est planté ici ou là, avec la ferme intention de devenir meunier, boulanger ou faire de la farine. On a accepté les contraintes, et on a pris racine. Les saisons ont passé, l’eau coule toujours dans l’Hudson et un jour on s’aperçoit qu’on est resté à la même place tel un épi oscillant parmi des millions d’autres épis. Hein? Non, y a pas de honte, on peut tous être des happy épis. On se dandine au gré du vent. On suit le rythme des vagues végétales au milieu dans ce grand champ de blé, mais si le chant du vent vient à se taire, alors on entend le moteur des énormes moissonneuses robotisées qui viennent tel un bataillon en ligne pour vous faucher en quelques secondes.
New York était une ville de commerce, elle est devenue une ville de banquiers pour qui l’argent n’existe pas. Oui aujourd’hui l’argent n’est qu’un concept. Juste quelques bits dans un programme informatique. D’ailleurs l’argent est tellement virtuel qu’on s’est habitué à ce que les choses elles-mêmes n’existent pas. (pas plus que les hommes d’ailleurs…!) Pas plus la Musique, que l’Information, que le Cinéma ou l’Art. Tout s’est dématérialisé en même temps que l’argent.
Il ne faut pas se leurrer, si les galeries ferment, ce n’est pas directement à cause d’Internet, mais parce que les amateurs d’Art qui achètent au « coup de cœur » misent seulement des petites sommes pour satisfaire leur appétence. Quant au New York de l’Art contemporain spéculatif, celui qui fait les gorges chaudes et les chiffres hallucinants que diffusent les médias, lui il concerne seulement quelques dizaines de collectionneurs-investisseurs qui placent leurs fonds perdus en fonction des garanties que leur assurent des curateurs–experts-comptables, eux-mêmes financés par d’autres intermédiaires… Ce sont des montages très très sophistiqués dans lesquels interviennent seulement dans des proportions minus les notions de goût, de beauté, d’esthétique ou même celle de préférence personnelle…
Le téléphone a sonné, Marianne et Manu étaient en bas de l’immeuble, venus me visiter. Ils sont artistes tous les deux. Lui est photographe, il cherche un studio pour bosser, elle est dessinatrice. Elle enseignait l’Art dans une école Américaine, mais elle avait envie d’essayer autre chose. Alors ils sont partis trois ans en Espagne. Ils ont aimé l’aventure, une certaine qualité de vie, la météo, la gentillesse et la disponibilité des gens. Mais l’Espagne aussi traverse une crise économique sans précédent, alors quand l’école l’a rappelée elle a dit oui et ils viennent juste de se réinstaller.
Et puis j’ai entendu de la musique. Bolleck, le sculpteur Polonais a mis « Buena Vista Social Club » à fond les gamelles. Quand au bout d’une demi heure j’ai frappé à sa porte, il a sursauté, torse nu, en sueur en train de dessiner. Lui aussi, il se croyait seul dans l’immeuble… Plus tard, il y a eu des bruits au-dessus de ma tête, quelqu’un traînait quelque chose. Bref, je n’étais plus tout seul.
Il y a ce concert en Nouvelle Calédonie à venir, et puis aussi pas mal d’expos à venir sur lesquelles je dois travailler, donc j’ai de quoi occuper mon esprit. Mais il faut admettre que les remises en route sont souvent les plus difficiles. Plus difficiles que la tâche elle-même une fois qu’on a commencé à s’y atteler. C’est vrai dans tous les domaines: quand on se pose trop de questions, on ne trouve plus de réponse,
parce qu’il y aura toujours une autre question après la dernière réponse.
N’est ce pas ?
® CharlElie – NYC Août 20XVI