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Confesse Book

18 – Ne ratons pas le marathon

Mon artspace gallery sur la 36th rue West est proche du Javitz Center où, profitant d’une organisation hyper efficace, 45 350 personnes sont venus se faire remettre une pochette contenant leur n° de dossard, des barres vitaminées et quelques autres babioles qui prendront une valeur toute sentimentale pour eux après la course.
En cette veille de 44ème édition du marathon de New York, la ville est envahie par les Smarties. Parmi les gens « normaux », de fins touristes polyglottes traînent dans la ville en maillots licras moulants fluos et grosses running shoes conçues par des ingénieurs designers utilisant les dernières découvertes de la technologie en matière de podologie ou de résistance des matériaux souples.

Un peu hagards, ils errent, sans savoir très bien quoi faire. Peu motivés, ils n’écoutent pas ce qu’on leur dit, ils sont même un peu désagréables avec ceux qui les accompagnent, qui n’ont pas forcément les mêmes motivations, ni la même ascèse qu’eux. Ils ne veulent pas manger, ils ne veulent pas boire, pas faire l’amour ou rien qui risque de puiser dans leur réserve d’énergie. A peine s’ils acceptent de sourire. Ils sont déjà dans leur course.
Centrés, concentrés, voilà deux ans qu’ils attendent ce moment. L’année dernière Sandy plongeant une partie de la ville dans le chaos, avait rendu impossible le déroulement de l’épreuve. Alors ils ont décidé de se venger et de mettre la gomme cette année.

Ils sont infirmier, cadreur, étalagiste, conseillère en puériculture ( ?), syndicaliste, prof de gym ou de socio, assureur, banquier ou comptable. Ils et elles sont tout le monde. Ils et elles attendent ce grand moment d’effort partagé. Un effort terrible qu’ils vont vivre au milieu de tout le monde.
Faut pas rater le marathon ! Les télévisions retransmettront la course dans le monde entier, et une foule enthousiaste les encouragera tout le long du parcours comme savent le faire les Américains.
Quidams et personnes anonymes citoyens qui, dans leur vie de tous les jours, sont remplis de doutes et de questions, deviendront pendant quelques heures des êtres à part, des êtres plus rapides que la moyenne, plus téméraires, plus résistants et courageux que les autres. Tous les autres: nous. Eux ils seront des héros ! Pendant trois, quatre ou cinq, voire six heures, ils ne penseront plus à rien. Ils seront en eux-mêmes, ici à Manhattan, ils seront au centre du centre du monde.

Ils prendront le ferry pour Staten Island à 6.30AM
La course démarrant à 9.30, ils auront trois heures à perdre, sautillant sur place, ils auront froid au bout du Verrazano Bridge, parqués dans leur carré de départ en fonction des temps qu’ils ont déjà réalisés lors de précédentes courses. Ils s’assiéront par terre, se serrant les uns contre les autres. Ces Philipidés modernes ne vont pas courir pour annoncer une quelconque victoire sur les Perses, ils vont courir pour défier la morosité de vies trop protégées, trop confortables, trop courues d’avance…

Puis, après la méditation, viendra le moment du départ.
Ils se redresseront, jetteront leurs affaires (ramassées et distribuées aux homeless), et puis ils seront partis.

Au début ce sera de l’exaltation pure; remplis d’une grande joie, certains partiront trop vite ; puis ils se réguleront.
Viendront ensuite à Brooklyn les premières douleurs, autour du dixième kilomètre, les premières craintes. Heureusement, elles partiront comme elles sont venues.
Puis dix kilomètres plus tard, ça reviendra dans le Queens.
A la fin du Queensboro bridge, au retour sur Manhattan ils entendront l’énorme rumeur de la foule qui les portera tout le long de la First avenue.
Dans le Bronx,  d’autres douleurs et de vieilles angoisses réapparaîtront : « Est-ce que je vais pouvoir tenir ? Je suis en dessous de mon temps… Et cette sciatique qui me scie le dos, et cette cheville qui déconne, et ces shoes de merde qui me brûlent le talon, etc.», mais ça aussi, s’effacera vaincu par la volonté. Ils verront enfin Central Park, et ils se sentiront presque soulagés.
Alors ils entendront, la musique, ils regarderont la ligne les yeux grands ouverts, et ce sera l’arrivée glorieuse, les bénévoles qui vous enveloppent et vous accompagnent de leur chaleur humaine. Ils iront récupérer les affaires que des navettes auront rapportées, et la fatigue se fera sentir. Méchante.
Quelque soit le temps qu’ils auront mis, pour leurs copains, leurs enfants et proches supporters, ils auront accompli quelque chose d’impossible et pendant quelques minutes, ils seront des demi-dieux. Comme toute forme de succès, ça ne durera pas longtemps… Une fois sortis de la course, ils se réveilleront de leur rêve et retrouveront le monde des mortels. Les traits tirés, ils auront mal partout. Les muscles tétanisés, reprenant leur souffle, ils diront que « jamais plus » … et que « c’était super dur » et que « … » et puis ils ne diront plus rien, un peu perdus dans leur tête, un peu asphyxiés.
Ils resteront une demi heure sous une douche chaude, et ils iront s’allonger. « Chut…! Laisse-le, il se repose ». Rest In Peace. Mort de fatigue… 

Quelques temps après rangeant leurs affaires, ils tomberont sur lesdites bricoles qu’on leur avait données, et déjà leur esprit les projettera vers l’année prochaine ;
Car cette course est unique…
Comme cette ville de New York est unique…
Ceux qui y ont goûté, ne peuvent plus s’en passer.

 

® CharlElie – 
NY – 2 Nov 2013