Fin de soirée. Il avait un peu plu. Le sol était glissant. On avait déjà joué une heure. J’étais chaud. Je retrouvais mon coup droit et mon revers aussi. « Out ! » La balle a giclé. Je me suis jeté pour la ramasser. Elle roulait toujours. J’ai posé le talon sur une plaque de mousse. Et ma jambe est partie. Tout droit. Je me suis retrouvé dans une position extrême, imitant malgré moi Gaël Monfils. Une sorte de grand écart façon Bolchoï sans entraînement. Sauf que les danseurs qui font ce genre de figure peuvent se relever. Moi j’ai senti tout de suite que c’était plus grave qu’un peu.
-Merde, oh meeerde.
Au sol. Impossible de bouger. Daniel, mon partenaire est accouru, embarrassé.
– Oh lala excuse-moi…
– T’y es pour rien.
Des années de gourmandise et un manque certain d’une pratique régulière de l’art des étirements étaient seuls responsables de la situation dans laquelle je me trouvais. Dire qu’en d’autres temps, ça n’aurait été qu’une bagatelle ! Mais là, on était proche du drame. Daniel a tenté de m’aider à me relever. Dur dur. Je soufflais. Chanteur et court de tennis ne vont décidément pas bien ensemble. Finalement en m’appuyant sur son épaule, j’ai pu rejoindre le banc. Tous les mouvements étaient douloureux.
Assis sur une fesse, je me suis mis à craindre la fameuse fracture du col du fémur.
La nuit tombait.
On m’a apporté une couverture. Derrière moi l’escalier qui menait à la maison, ressemblait à un Everest. Je claquais des dents. Je ne voulais pas y croire.
Mes amis ont appelé le SAMU.
La standardiste faisait semblant de ne pas comprendre les indications que ma fille distillait poliment. Il arrive qu’on tombe sur des intermédiaires méchants. Cette sadique faisait sa mijaurée, elle a même menacé de raccrocher quand elle a su que c’était pour moi, je pouvais sûrement me débrouiller… Clairement cette fouine aveugle jouissait de son pouvoir.
Le froid s’insinuait dans les fibres de mon tee shirt mouillé de sueur. Mince ! Moi qui espérais profiter de ces quelques jours de détente pour me remettre en forme, je me retrouvais là comme un nul.
– Les pompiers sont en route, ils vont venir.
Attendre. Mal. Stress. Attendre. Respirer. Mes jours n’étaient certes pas en danger mais j’angoissais. Attendre. Mal. Stress. Attendre. Voilà ce que c’est que d’habiter une maison en dehors des sentiers battus… Les vingt minutes qu’on nous avait annoncé devinrent très longues. Finalement le pimpon a résonné au loin.
Ça faisait plus d’une heure que j’étais tombé quand ils sont arrivés. Poser quelques questions d’ordre général et comment c’est arrivé et…
– Sur une échelle de valeur 10 vous estimez votre douleur à combien ?
– 7,5 / 8
Le chef a téléphoné au P.C. pour obtenir l’autorisation d’appliquer le protocole antidouleur. Et puis ils ont compris qu’ils ne pourraient pas s’en sortir sans brancard. Ils ont donc appelé des renforts. 20 minutes plus tard, et deux pompiers ont rejoint les quatre collègues qui étaient déjà là.
Ils m’ont fait glisser à plat, et ficelé ligoté, dans une sorte de cocon pneumatique gonflable.
– À mon top, les gars, Hop, on lève ! a dit le chef.
Ils n’étaient pas trop de six pour m’extraire de ma condition humaine, et faire de moi un Bouddha lourd porté lors d’une procession… Je les entendais souffler. J’avais honte de leur imposer cette épreuve.
Fermer la porte de la camionnette rouge, et sirène.
J’imaginais la jubilation de mon voisin haineux, en voyant les lumières clignotantes des pompiers. Lui qui me déteste comme il déteste le monde, lui contre qui j’ai gagné un procès pour entrave à l’accès, mais qui continue depuis trente ans à injurier les livreurs qui empruntent avec leur camion ce chemin communal qu’il estime être le sien.
Par les fenêtres entr’ouvertes, je voyais défiler les lumières. Claquer des dents et spasmes. Le médicament avalé commençait pourtant à faire effet.
C’était la deuxième fois de ma vie que je voyageais en ambulance. La première fois c’était pour une méchante crise de coliques néphrétiques à la fin d’un concert à Bobigny en 1986. Bien que conscient de la menace de cette crise, j’avais tenu à assurer le concert, car ma morale me lie à mes promesses, et j’avais annoncé quelques jours plus tôt sur Europ’ 1 que j’offrais le profit de ce concert aux « Restaus du Cœur » qui en étaient à leur première édition.
Derniers pimpons et dans la lumière froide de l’entrée du service des urgences, on m’a transféré du brancard à un lit roulant. Un petit médecin tout rond est venu. Il a tout de suite dit à la cantonade qu’il m’avait déjà vu sur scène, il y a des années. Peut-être n’avait-il pas aimé le spectacle, car il n’a montré aucune empathie. À peine ausculté, c’est tout juste s’il m’a demandé de faire quelques mouvements. Je sentais du mépris pour mon cas. Pas de sang, pas marrant. À ma femme qui nous avait rejoint, il a demandé :
– Il est douillet, le monsieur ?
– Non, ce n’est pas vraiment un qualificatif qui lui ressemble, a t-elle répondu.
Il s’est tourné vers moi :
– Sur une échelle de valeur 10, vous estimez votre douleur à combien ?
– 6,5 / 7
J’ai demandé ce qu’il en était d’une luxation de la hanche ; ils ne m’ont même pas écouté. Avec détachement, le médecin a lancé son diagnostique comme un juge énonce un verdict sans appel:
– Déchirure musculaire, claquage de la cuisse. Des gens comme vous doivent faire attention avec le sport…
Qu’entendait-il donc par « des gens comme moi ? ».
Un autre médecin m’a suggéré de rester en observation pour la nuit.
– C’est pas obligatoire, si vous voulez mais ce serait préférable, d’autant qu’on doit vous faire une échographie demain matin. J’ai accepté, et on m’a mis sous perfusion.
22h30.
Me voilà rassuré, j’qi toujours mal mais je retrouve mon calme intérieur dans le noir de cette petite chambre clinique. Sur le matelas, chercher une position. Écouter les bruits derrière la porte, murmures et gémissements venant d’autres lits.
Réveillé dans la nuit. On m’a apporté un pistolet. Je l’ai chargé. Et l’infirmier est revenu pour le vider.
Nausées. Nouveau réveil. Infirmier :
– Sur une échelle de valeur de 10, vous estimez votre douleur à combien ?
– 6
– Vous voulez que je change la poche ?
-…
Grâce à la technique du 4-7-8, j’ai rejoint Morphée qui m’entraîna dans des rêves compliqués : débarqué à l’étranger, dans un pays dont je ne parlais pas la langue, je n’arrivais pas à rejoindre des gens à qui je devais absolument remettre un paquet d’une importance capitale…
À 6 heures du mat’, ils ont allumé les lumières blanches et ouvert le volet coulissant.
-La tension est bonne. Sur une échelle de valeur de 10 vous estimez votre douleur à combien ?
– Quand je suis immobile ? 2 Quand je bouge 4/5.
– Ne bougez pas alors …
Une vieille infirmière, du genre blasée, m’a apporté un plateau avec un petit pain et de l’eau chaude pour le café, et puis des gants en papier pour que je fasse ma toilette. Je ne tenais pas debout.
– On viendra vous chercher dans la matinée pour l’échographie.
– Avez-vous une idée de l’heure ?
– Non, dans la matinée, j’ vous dit. De toute façon ici, vous n’avez qu’ ça à faire alors…et y a d’autres personnes avant vous!
Je me demandais pourquoi les gens étaient tous si froids. Si neutres, si détachés.
J’ai donc attendu. Attendu. Tout est long dans un hôpital. Même si on est bien traité, c’est un rythme cassé, un faux rythme de vie. Ça doit plaire aux méditatifs. Moi je m’en voulais d’être là. Ma place est ailleurs.
Finalement vers 10 heures un jeune infirmier à crête de huron a mis mon lit en branle pour me conduire 2 étages au-dessus. Il le poussait, le relâchait, ça l’amusait. Il s’en foutait que je sois dessus, c’était comme un jeu, et le lit cognait dans les coins de portes.
Puis dans sa pièce isolée, l’échographe est venu, un peu frimeur, genre le « mec qui sait », mais il a été un peu déçu de ce qu’il n’arrivait justement pas à voir sur son écran…
– Il y a bien une déchirure sur le grand adducteur, et puis le demi tendineux, mais je ne vois rien sur le biceps. Quand j’appuie là ça vous fait mal? Tournez-vous…
Je me suis retrouvé dans une position absurde. Tous les mouvements étaient douloureux.
– Sur une échelle de valeur 10, vous estimez votre douleur à combien ?
– 4, 5
Deux beaux hématomes coloraient ma cuisse, pourtant moins sordides que d’autres blessures qu’il a peut-être l’habitude de voir; son regard m’a rendu coupable ne pas être « assez » malade.
– Rien ne justifie une intervention chirurgicale. Ça va quand même être long. Attendez que je fasse mon compte rendu dans le couloir, et vous pourrez y aller.
À nouveau trois quart-d’ heure dans un couloir. Attendre en regardant le rien autour de moi. Au bout d’un moment, j’ai constaté qu’une autre oubliée, restait seule et silencieuse sous un néon dans son fauteuil roulant. Je n’avais plus qu’une idée : partir. Mais il faut appendre à prendre son mal en patience. De toute façon, je n’avais pas vraiment le choix. Attendre que revienne le huron.
Après m’avoir donné une ordonnance pour une bande de 3mètres, des anti-inflammatoires et des anti douleur opiumés, on m’a remis une autorisation de sortie et m’a roulé en chaise jusqu’à l’accueil.
J’ai regardé les allées et venues des gens en souffrance et, finalement, en claudiquant, j’ai quitté les états d’urgence faits de si longues attentes, pour retrouver la cadence du monde des vivants, celui des gens qui marchent debout, ceux qui font des sourires, ceux qui s’amusent et ceux qui travaillent, ceux qui réparent les toits ou qui vont à la pêche, ceux qui font griller des merguez sur un barbecue ou qui jouent au pingpong…
Et vous, sur une échelle de valeur de 10, vous estimez votre douleur à combien ?
® CharlElie –
Août 20XV