Je suis allé voir monsieur Ponchet.
C’est lui, monsieur Ponchet, qui m’a inspiré l’envie d’écrire. Écrire, manier les mots, pour le plaisir, comme un adulte. Écrire en plus des devoirs et dissertations que je devais lui rendre comme tous les élèves de cette classe de troisième Littéraire du Lycée Henri Poincaré à Nancy. Poser sur un cahier tout ce qui me passait par la tête, écrire sans contrainte. Un geste d’expression, une auto-analyse introspective. En fait, ce journal littéraire commencé à ce moment-là, n’était autre que l’ancêtre de ce qu’on appelle aujourd’hui un « blog ».
Me voyant en demande, prolixe et avide de transmettre mon trop-plein d’idées, monsieur Ponchet m’avait proposé d’écrire dans la forme et le style libre que je voulais. Sans jugement. Je pouvais être aussi futé (ou bête), aussi aventureux (ou provocateur), aussi verbeux (ou laconique), aussi inventif (ou ennuyeux,) aussi expérimental (ou classique) que je le souhaitais, il n’en tiendrait pas compte lors des contrôles. Il m’avait promis de lire mes textes, et de ne même corriger les fautes que si je le souhaitais. Il n’en parlerait à personne (même pas à moi). Je serais juste conscient d’avoir UN lecteur.
On était en 1970, il était mon prof de Français. Un prof génial qui au troisième trimestre, en plus du programme, nous incita à faire une adaptation radiophonique du roman de Maurice Duhamel « le Désert de Bièvre ». Cet exercice audio-littéraire ne s’acheva que le dernier jour de classe à la fin du mois de Juin. Notre groupe s’était pris au jeu. Jusqu’au dernier instant on avait fignolé les détails avant de le donner à écouter au reste de la classe. L’exercice dépassait le simple devoir scolaire. On faisait des réunions de travail chez l’un ou chez l’autre. Passionné par le défi chacun de notre groupe avait fini par s’identifier à son alter-ego livresque. Ce « désert de Bièvre » était devenu NOTRE aventure. C’est à cette occasion que j’ai composé mes premières musiques et fait mes premiers enregistrements…
Si beaucoup de mes profs m’ont donné à croire qu’ils ne partageaient avec nous que la tristesse de leur ennui de vivre, jouant leur rôle de blasés comme de mauvais acteurs engoncés dans une armure en carton qui tenteraient de combattre des dragons idiots et désespérément indomptables, lui, ce petit monsieur avait quelque chose de différent. Ses costumes n’étaient jamais neufs, il se roulait des clopes informes qui restaient accrochées à sa lèvre inférieure, il parlait en articulant mal, sévère, il ne laissait rien passer et il lui arrivait de se mettre dans des colères d’âne rouge (façon Hulk en vert), frappant fort le bureau de sa main plate, ce qui terrifiait mes condisciples, pourtant moi ça m’amusait. Je l’ai aimé tout de suite. Et pour cause : c’était un Normalien !
J’admire les Normaliens.
Les Normaliens ne le sont justement pas : normaux, normés.
Eux, ils sont intelligents ! Leur cervelle fonctionne, de telle façon qu’ils font se connecter entre eux les acquis de la connaissance. Les Normaliens établissent des ponts entre les éléments stockés ici ou là dans leur encéphale. La culture qui les fait vivre n’est pas seulement faite d’informations acquises et répétées, ânonnée, balbutiée, copiée-collée, comme celles que serinent les bons élèves Enarques hautains. Non, eux, les Normaliens, savent extraire la substantifique moelle du Savoir.
Écouter leur avis est toujours intéressant, (même lorsqu’ils partagent des principes idéologiques fondés sur des valeurs différentes de celles qui me touchent).
Évoquant ma scolarité lors d’une interview, j’étais venu à parler de ce Monsieur Ponchet avec un interlocuteur originaire de Lorraine lui aussi. C’est ce journaliste qui m’avait envoyé les coordonnées de mon ancien prof que j’avais appelé, proposant de venir lui rendre visite cette après midi-là dans la résidence où il a emménagé depuis quelques mois.
Monter les escaliers de la maison qu’il habitait, était devenu trop pénible, alors il avait vendu la petite bâtisse en ville, et il s’était installé au calme, dans un endroit plus accessible.
Sonner.
J’ai deviné qu’il m’attendait.
Derrière la porte, j’ai entendu :
– Entre, entre!
Sa silhouette ronde en contre-jour, au bout du couloir Monsieur Ponchet m’a accueilli avec un grand sourire. Il m’a dit que la porte lui semblait de plus en plus éloignée du fauteuil à roulettes situé à côté de son lit, sorte de trône axial, qui lui donnait le pouvoir de tout faire : jouer au scrabble avec son fils tous les jours à la même heure, lire ou relire des livres sur lesquels il avait de plus en plus de mal à rester concentré, classer ensemble des chansons anciennes collectées par une autre pensionnaire, reliées en liasses par un ruban sur son bureau, ou regarder la télévision en se lamentant de façon pessimiste sur la destiné sordide que les futures générations devront affronter.
– Tu sais que j’ai perdu le dessin que tu m’avais offert, il y a des années. C’est une des seules choses qui ait disparu dans mon déménagement. Ce papier, je l’ai cherché partout, et j’en suis arrivé à la conclusion, qu’on avait dû me le prendre. Ça ma rendu très triste… Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?
Je lui raconté où j’en étais depuis 6 ans…
On était entrés en contact à cette époque après un bref échange sur internet, et j’étais venu le visiter, accompagné de l’une de mes filles. Puis on s’était à nouveau perdus de vue. Il se souvenait d’elle, et m’a demandé de ses nouvelles.
– Elle a fini ses études à l’Université McGill au Canada… Maintenant elle est actrice.
– Comment s’appelle-t elle ?
-Yamée…
– Ah, oui, je me souviens… elle était accompagnée d’un jeune Colombien originaire de la forêt… ta fille suivait des cours d’acting chez Lee Strasberg Studio, c’est ça ?
– Oui, maintenant elle est revenue en France. Elle vient de jouer un petit rôle dans le prochain film d’Yvan Attal, et elle a d’autres projets pour la rentrée…
Toujours aussi alerte et amusé, Monsieur Ponchet m’écoutait avec attention. Je reconnaissais dans son regard la petite lumière éclairée de son esprit malin, bien allumé derrière ses lunettes.
Il m’a raconté comment il était devenu prof de lycée à Nancy. En une nuit. La veille, il se destinait à être assistant de grec à la Sorbonne…
– … et puis quand je me suis levé, on avait glissé un télégramme sous ma porte. J’ai découvert que j’étais muté à Nancy pour y enseigner à des classes de Sixième. Je ne connaissais rien à l’enseignement et je ne savais strictement rien du programme. Alors, en arrivant à la gare, j’ai acheté l’Est Républicain. Il y avait un article à propos d’une exposition sur l’Art nouveau… Mon premier cours, je l’ai passé à interroger les élèves sur le thème dont tu viens de me parler « Artistes et artisans ». À la fin, j’ai trouvé les réponses des gamins tellement intéressantes que ça a éveillé en moi une vocation d’enseignement pour les petites classes et classes moyennes, que je ne soupçonnais pas moi-même…
Ça lui faisait plaisir que je sois là.
Sur mon premier disque « Douze chansons dans la sciure », je l’avais déjà remercié. Et je lui ai redit à nouveau sans pudeur tout le bien que je pensais encore aujourd’hui de l’enseignement qu’il nous avait donné.
– Tu vois CharlElie, moi j’ai eu aussi un professeur admirable dont, quelque soit la gentillesse de tes propos, je ne m’estime qu’une infime réplique. Lui, il surclassait tous les autres. C’est grâce à lui que j’avais les meilleures notes, celles qui faisaient que j’étais premier partout en arrivant à Normale. Souvent je me suis dis que je devrais aller le voir, mais je ne l’ai pas fait. Un jour j’ai appris qu’il était mort. Il y a tant d’années, et pourtant, je m’en veux encore de ne pas l’avoir fait…
Se rappelle-t on des embranchements qui nous ont a fait suivre telle route ?
Les anges sont ceux qui sont intervenus dans votre vie, ceux qui ont changé votre destinée, concrètement, à cause d’un geste, un conseil, à cause d’un signe, une œuvre d’art, à cause d’un livre, une suggestion, un enseignement. Les anges ont des apparences très diverses. (Voir « les ailes du Désir » de Wim Wenders). On peut être soi-même l’ange d’un autre, sans même le savoir.
Monsieur Ponchet fut l’un de mes anges quand j’avais quinze ans.
Il a pris son téléphone pour prévenir son amie qui habite dans le même endroit, au bout du couloir. Quelques instants plus tard elle a apporté de sa chambre un excellent clafouti aux griottes qu’elle s’était empressée de faire quand il l’avait informée plus tôt de ma venue.
On s’est régalés tous les trois. Et puis son fils nous a rejoint, lui qui travaille au tri postal depuis trente ans, à la même place faisant les mêmes gestes répétitifs avec une constance quasi autiste, et qui vient tous les jours à la même heure, à la minute près, pour faire une partie de scrabble avec son père.
À 84 ans, malgré des difficultés à se mouvoir, monsieur Ponchet ira encore une fois cette année dans le Gers de ses origines avec son amie Nicole. Enfin, il ira à Paris d’où des amis l’emmèneront là-bas…
– Tu ne te rends pas compte, toi tu rajeunis me dit-il avec ironie, moi, je ne suis plus bon à rien. J’ai calculé qu’il me faut 1minute pour longer un wagon. Si le train est grand si je dois remonter 15 wagons, il me faut un quart d’heure. Alors s’il y a des escaliers, si la correspondance est trop serrée, je risque de voir le train partir. C’est comme ça qu’on voir partir la vie.
J’ai refermé la porte.
Dans le couloir de cette résidence pour personnes âgées, la lumière était diffuse, un peu comme ce voile qui se pose sur la mémoire. J’ai retrouvé soudain l’éclat du soleil qui faisait chauffer la tôle des voitures sur le parking, j’avais le cœur aussi joyeux qu’ému.
En ouvrant la portière au moment de remonter dans ma voiture garée sous ses fenêtres, j’ai vu monsieur Ponchet me faire un petit signe d’adieu plein de pudeur, qui me rappelait celui qu’il nous faisait à la fin des cours quand, avant de rallumer sa cigarette roulée, il nous disait avec un brin d’humour malicieux :
– Travaillez bien, et à la semaine prochaine… si vous le voulez bien !
® CharlElie – Août 20XV