Là, en coulisses, avant de gravir les marches de l’escalier qui mène à la grande scène Landaoudec, j’ai un peu les jambes qui tremblent. Jouer devant 20.000 personnes, je n’ai pas eu l’occasion de le faire depuis longtemps, jouer devant 20.000 personnes en trio, ça ne m’est jamais arrivé…
Installé pour sa seizième édition sur la presqu’île de Crozon, à la pointe du Finistère, le festival du Bout du Monde est un festival un peu à part. Les organisateurs ont choisi de limiter le nombre des places vendues à 55.000. Cette année, ils ont atteint leur quota deux mois avant le premier des trois jours de fête. Quand certains mégalos-fashion ont du mal à boucler leur budget, eux, ils gèrent l’affaire avec raison. Dans les différents lieux et sur les différentes scènes où se produisent les musiciens, il y a des artistes confirmés (cette année : Assaf Avidan, Arthur H, Toto La Monposina, Jonasz Quartet, Massilia Sound System ou moi-même,) mais il y a aussi de nombreux groupes / artistes nouveaux à découvrir, dont nous étions quelques-uns à ne jamais avoir entendu les noms. Pour cela, tout au long de l’année les programmateurs deviennent des ornithologues cherchant à dénicher les oiseaux rares.
Les spéculations étaient allées bon train, quant au fameux « groupe surprise » programmé juste avant nous.
Les yeux dans le vague, à côté de la scène, j’entendais maintenant les retours qui faisaient écho à la musique d’ambiance festive cadencée, des huit zicos de la Compagnie Créole qui partageaient sans compter la joie de leur zouk populaire pétillant. Le « bal masqué » « faisait rire les oiseaux » et le « douanier Rousseau » était « bon pour le moral ».
Le soleil rougeoyait dans le ciel en cette fin de journée.
Je pensais : Whaa putain, dire que ça va être à nous, juste après eux… Ces sont quand même des styles très… différents. En plus on n’a pas joué depuis une semaine…
Bref ç’ aurait été mentir de dire que je n’étais pas un peu tendu. Pourtant l’équipe a l’air sûre d’elle. Leur confiance me rassure. On n’apprend pas son rôle au moment de monter sur scène et chacun de nous sait ce qu’il a à faire. Le show, on le connait, on sait où l’on va. Mais un certain nombre de faits rendent ce concert particulier. On va jouer sans nos décors (les huit bâches que j’ai peintes), sans les films de Shaan habituellement projetés sur écran derrière nous, sans Fifi notre preneur de son habituel mandaté pour une mission au Bénin, sans Serge Denis notre éclairagiste atitré, – l’un et l’autre remplacés par des « spare » très doués-, mais il y avait encore un autre défi, celui de devoir attaquer le concert sans balance (réglage son). D’habitude on fait ça dans l’après midi, quelques heures avant le concert, en même temps que les lights finissent de se mettre en place. Ça nous permet à la fois de nous caler les uns les autres, de préciser tel ou tel détail, mais aussi de prendre le pouls de l’endroit. Ici, donc en plus du reste, exceptionnellement pas de sound-check avant de « balancer » le jus, juste un line-check pour être certain qu’il y a un instrument au bout de chaque piste, sur les consoles …
Un petit moment de vertige m’a fait vasciller.
Depuis le début de l’année, on a expérimenté cette formule de spectacle en trio. Un choix artistique de ma part. Peut-être pour contrebalancer la production de l’album dont la qualité des arrangements de Biolay tenait à un travail tout en finesse? J’avais envie de retrouver l’essence de ma musique, un show plus brut, efficace, dans lequel le rapport texte / musique soit ramené à son entièreté initiale. Sans fioriture, ni arrangements à effet, sans sophistication ni manière. Un concert intègre. Ceux qui l’ont vu, peuvent attester que les morceaux pètent autant que dans la formule « full group », mais c’est plus spé, plus arty.
– CharlElie t’es prêt à en découdre?
– Ah, ah …
J’essaie de rien laisser paraître de mon appréhension? N’empêche qu’attaquer une compêt’ sans échauffement, ça peut paraître un peu risky. (J’ai pas dit « whisky). D’ailleurs, les médecins ont été formels: je n’ai plus le droit de mettre du méthanol dans le réservoir au risque de faire péter le carburateur…
A mon arrivée en France, j’en ai profité pour emmener la carlingue au garage faire un check-up santé. Résultat : recalé. Je n’ai pas obtenu la moyenne à mes examens ; l’endocrino m’a même conseillé de faire des exercices et des devoirs de vacances, si je veux rattraper le niveau. Alors plus question d’artifice, ni de bouillon magique comme disent les cyclistes.
Les amis de la Caraïbe finissaient leur show. La chanteuse Guadeloupéenne dans son bouquet de couleurs vives disait mille fois « merci » « on vous aime ». Le public avait l’air d’aimer ça… J’allais m’y mettre à mon tour, mais ça serait une autre paire de manches, dans ma veste noire customisée par le génial couturier Franck Sorbier.
Comme si on accompagnait la nuit.
Frais dehors, chaud dedans. Après une journée chaude de plein soleil sur la Bretagne (eh oui, ça arrive), la fraîcheur de la température commençait à envelopper les spectateurs.
J’essayais de me souvenir de cette période de jeunesse, quand, ado, arrogant et naïf, « ouais koi, tu vois », on se veut capable de tout.
Mais c’est plus facile de faire le candide effronté quand, avant tes 27 ans, tu navigues pour de bon sur un radeau d’ignorance. En prenant de la bouteille, à force de se faire ralentir en vain dans les bouchons, on sait aussi que la lie se dépose dans le fond de nos consciences.
– En place, messieurs, c’est à vous !
J’ai chaussé mes ears comme un nageur enfile son bonnet.
Karim, Emmanuel et moi, on a fait le shake hands, (notre hakka à nous), et c’est parti! Se jeter à l’eau, et nager direct, sans savoir où l’on mettait les pieds.
Monter sur scène et jouer, comme un équilibriste sur son fil tendu au-dessus du vide. Moi j’étais face à une mer d’yeux!
Sur les deux ou trois premiers morceaux, j’ai senti les spectateurs un peu déroutés. C’est sûr qu’on a pas choisi l’option cotillons et paillettes, et après le doux dessert sucré et salade de fruits jolie, jolie, nous on peut faire figure de plat de résistance spécial un peu spatiale dans la famille nourriture concentrée en boulette enrichie aux protéines.
Ceux qui connaissaient le spectacle ne s’attendaient pas à ça, et ceux qui ne l’avaient jamais entendu, découvraient le bruit de la pulsion des pistons qui font tourner mes turbines. Et puis les choses se sont mises en place, comme les lorries sur un rail. – Mis à part un méchant trou de mémoire, un béant de quelques secondes dans ma cervelle sur le deuxième couplet de « méchante envie » (et le stress qui l’accompagne),
Et puis le set s’est construit comme un puzzle, un patchwork, morceau après morceau. Le bateau a quitté le port et les spectateurs se sont laissés embarquer. Karim brillant comme les sons de sa guitare-héros, Emmanuel capitaine aux claviers qui se lâchait en looping, heureux comme un pilote de voltige. Le fun ! C’est allé vite. « Le loup », » l’avion sans aile », » l’amour au fond », « Follow the line », et » la ballade du mois d’Août 75″ qui fêtait là ses 40ans d’existence… Alors seulement le public a réalisé qu’il venait d’ assister à une performance. Deux rappels enthousiastes, et la dernière date de l’été s’est achevée sur un souvenir Breton hors normes.
Retour là la vie réelle le lendemain.
En arrivant à Montparnasse, on apprend qu’on a pris le dernier TGV qui a précédé l’accident au cours duquel un train a heurté de plein fouet un engin agricole arrêté en pleine voie. Crac boum huuuu!!! Les trains venant de ou allant vers l’Ouest, soit des milliers de voyageurs qui resteront immobilisés pendant plus de dix heures. Cette fois, nous, on l’a eu bordé de nouilles.
J’écris aujourd’hui au milieu d’un havre de paix.
L’adrénaline se dissout en moi. Le silence revient. Un lent decrescendo qui mène vers ce qu’on appelle la tranquillité, une humeur calme et nébuleuse qui entoure le sentiment du devoir accompli.
Bon été à vous,
On retrouvera ceux qui veulent voir ça en live trois D à la rentrée,
puisqu’il nous reste encore sept ou huit concerts « ImMortels »,
à l’autre bout de nos mondes… intérieurs.
® CharlElie- Août 20XV