À la maison, on l’a toujours appelé par son prénom, il était Stéphane.
Pendant la dernière guerre « mondiale », Stéphane Hessel avait été le chef du réseau de Résistance dans lequel mon père s’était engagé. Si pendant leurs activités d’espionnage et renseignements, l’un s’appelait « Goya » l’autre était « Gréco » moi, j’ai surtout entendu parler de Stéphane Hessel.
J’étais gamin quand il était venu à Nancy remettre l’insigne d’officier de la légion d’honneur, à mon père. Cette cérémonie m’avait impressionné, et en plus Stéphane Hessel était venu ensuite à la maison. Si mon père était un héros, Stéphane Hessel était pour moi comme le chef des héros.
Un jour de Juillet 2001, mon père m’a appris que la ministre Catherine Tasca m’avait fait inscrire pour obtenir la légion d’honneur, puis il m’a demandé comme une faveur, que j’accepte de porter la même médaille qu’il avait lui-même reçue à son retour des camps de concentration. Malheureusement, l’agenda de Madame la Ministre ne lui a pas permis de m’accrocher ladite breloque, avant que mon père ne décède quelques mois plus tard. Et la chose est restée en suspend à défaut d’être suspendue.
Quand, deux ans plus tard, j’ai demandé mon visa pour partir m’installer à New York, l’avocat qui s’occupait du dossier m’a suggéré de mentionner l’ensemble de mes titres et décorations. Est venue la question de la Légion d’Honneur… J’avais certes été inscrit sur la liste des chevaliers potentiels, mais pour pouvoir le dire, il fallait que quelqu’un l’ayant lui même reçue, me la remette officiellement.
J’avais croisé et salué parfois Stéphane Hessel, lors de cérémonies protocolaires à l’Elysée sous le « règne » de Mitterrand. Mais ça faisait quelques années qu’on ne l’avait plus vu au premier plan. Après une rapide enquête sur internet, j’ai retrouvé ses coordonnées et quand il a reçu ma demande, Stéphane Hessel a tout de suite accepté.
C’était à Paris en Novembre 2003, à l’ex Maison de la Lorraine rue de Rivoli.
Beaucoup de mes amis avaient fait le déplacement. Il y avait 80 personnes présentes, et j’étais très intimidé. J’avais écrit un texte que je voulais dire, mais dans ma tête les mots se brouillaient. C’était comme une passation de pouvoir. Le décès de mon père était encore très proche et me faire épingler cet insigne qui lui avait été remis par celui qui l’avait connu dans les moments terribles ayant suivi leur arrestation simultanée en Juin 44, ça me serrait la gorge. Nous avons discuté ensemble un petit peu, échange de paroles polies et sujets d’ordre général, mais je me demandais comment Stéphane Hessel allait faire pour ne serait-ce que dire quelques mots?
Alors, avec son petit œil malin, Stéphane m’a regardé ; il m’a fait un sourire, et il m’a dit : « Je vous sais gré de m’avoir demandé de venir ici pour vous remettre cet insigne cher CharlElie, vous savez, à mon âge, j’ai beau faire des conférences ici ou là, qui s’intéresse encore à moi ? Peut-être un jour me demandera-t on d’épingler quelque jeune polytechnicien studieux, mais rien de comparable avec le plaisir que j’ai d’être ici ce soir avec vous, au nom de Jean Pierre… » et puis il a continué avec une verve incroyable, comme s’il me connaissait depuis toujours. On devinait le diplomate roué aux officialités, l’ambassadeur habitué aux grandes heures… Il a parlé pendant une demi-heure et il a fini par un long poème de Mallarmé de presque 200 vers récités d’une voix posée et autoritaire à la fois. Mes enfants et mes amis étaient subjugués.
Ensuite, il m’a salué et s’est esquivé discrètement.
En 2010 soudain, on s’est mis à parler en masse du vieux sage qui avait écrit « Indignez-vous ». Et sur lui, on a tout dit, voire plus que tout, même. Et lui aussi s’est mis à dire tout, oui tout… et voire plus que tout même.
Stéphane est parti la nuit de mon anniversaire. C’est une page de l’indignation qui se tourne. Avec lui c’est une autre silhouette fine de la diplomatie, homme de gauche intelligent et engagé, ami de Rocard entre autres, et des militants des droits de l’homme, personnage de caractère défendant des idées généreuses en même temps que très ancré sur les clivages pro Palestiniens, c’est un homme important qui s’est éteint pour aller rejoindre le souvenir lumineux des compagnons de l’armée des ombres.
® CharlElie – New York – Feb 2013